Synonymes d’effervescence culturelle, d’émancipation des femmes, de liberté sexuelle, de fêtes et d’excès en tout genre, les années folles ont vu éclore une sous-culture lesbienne flamboyante et sensuelle dans les deux grandes capitales européennes. De Berlin à Paris et de Paris à Berlin, plongée dans les nuits lesbiennes de cette décennie déchaînée.
« Nous n’aimons que la nuit mauve, qui est moite / parce que oui, nous ne sommes pas comme les autres. » Hymne homosexuel du Berlin de l’entre-deux-guerres, Das Lila Lied – « la chanson mauve » en allemand – fait référence à la trépidante vie nocturne berlinoise. À cette époque, la couleur mauve symbolise aussi bien l’homosexualité féminine que masculine, bien avant que cette couleur ne soit réclamée par le mouvement lesbien et que le mouvement gay ne lui préfère le rose. Ses nuits mauves font alors de Berlin le cœur battant de la sous-culture homosexuelle sur le continent européen. Paris n’en reste pas moins une fête.
Années folles et années d’or
Ces années-là, en France on les qualifiera plus tard de « folles », au sens de décadentes, symptomatiques d’une société brisée par les horreurs de la Grande Guerre, alors qu’on s’en souvient avec plus de nostalgie côté allemand sous le terme d’« années sauvages » et d’« années d’or ». Parce que cette décennie semblable à nulle autre a aussi été celle de la fin d’un monde, avant le nazisme. Dorée, l’Allemagne ne l’est pas à cette époque. Désargentée conviendrait mieux. Aux prises avec une inflation terrible, sa population est pauvre, mal logée et mal nourrie. Mais c’est là aussi qu’« une fenêtre de liberté s’ouvre avant de vite se refermer », explique la cabarettiste berlinoise Sigrid Grajek, qui a plusieurs spectacles rendant hommage aux années 1920 à son répertoire. « En 1918, avec la République de Weimar, les femmes ont obtenu le droit de vote et la censure est tombée. On s’est mis alors à parler de tout, à écrire sur tout, à peindre tout ce qui autrefois était réprimé. Comme le corps, la sexualité, le paragraphe 175... »Le paragraphe 175 du code pénal allemand – qui ne sera abrogé qu’en 1994 ! – condamne uniquement les actes homosexuels entre hommes. Un marqueur de la profonde misogynie de l’époque : « C’est une déclaration de non-existence », résume Sigrid Grajek. Ce qui ne signifiait pas pour autant qu’on laissait les lesbiennes tranquilles. « En dehors des lieux lesbiens, les couples de femmes ne s’affichaient pas en public, car elles se faisaient souvent traiter d’« hommasses » et harceler par les hommes », signale l’historienne allemande Birgit Kiupel, affiliée au DDF, les archives numériques allemandes des femmes.
« Coupe à la garçonne, smoking et monocle »
Heureusement pour elles, elles avaient l’embarras du choix pour se retrouver dans les « clubs pour dames » de la métropole. Grâce à l’écrivaine Ruth Margarete Roellig, qui publia en 1928 le tout premier guide lesbien de Berlin (1) répertoriant les lieux de rencontre saphiques, on sait qu’il y avait alors des dizaines de bars et bals lesbiens, dans lesquels se côtoyaient des femmes de tous les milieux : « on a là la jeune femme qui travaille à l’usine avec l’épouse d’un banquier ou l’actrice de cinéma avec sa coiffeuse », note-t-elle. Nombreux étaient situés dans le quartier de Schöneberg. Ils s’appelaient Dorian Gray, Café Domino, Monokel, Die Zauberflöte, Taverne, Klub der Freundinnen... Le mythique Eldorado accueillait lui un public gay et lesbien. « Ici on trouve les femmes les plus belles, les plus élégantes et – les plus coûteuses », prévient Ruth Margarete Roellig. Au bord de la piste de danse, on tombe aussi sur « des types très masculins avec coupe à la garçonne, smoking et monocle qui, sans façon, sortent leurs blagues rarement décentes. » Une des habituées de l’Eldorado est la danseuse et star du cinéma muet Anita Berber, qui quitta son mari pour la propriétaire d’un bar lesbien. Anita Berber est connue pour ses frasques et ses excès. « Elle attirait le scandale, prenait de la morphine et de la cocaïne, buvait une bouteille de Cognac par jour et se battait avec tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Son absence de retenue incarnait la sauvage pulsion de vie de sa génération, ne songeant nullement à un futur perdu d’avance », écrit l’autrice Ricarda D. Herbrand dans le livre qu’elle lui consacre. Dans ce lieu de perdition qu’était (déjà) Berlin, elle meurt à seulement 29 ans des suites d’une tuberculose. Une autre figure emblématique de l’époque est la chansonnière Claire Waldoff : « elle était bruyante, insolente, elle portait des pantalons, elle fumait, elle buvait, elle conduisait, elle jurait comme un charretier et chantait des chansons dans lesquelles elle se mettait dans la peau d’un garçon », énumère le sourire aux lèvres Sigrid Grajek, qui l’incarne sur scène.Les lesbiennes berlinoises avaient aussi leurs propres gazettes : « de nombreux clubs pour dames éditaient leur propre revue, ce qui permettait aux membres de se tenir informées des activités et de passer des petites annonces », explique Birgit Kiupel. La plus célèbre, Die Freundin (« l’amie »), paraissait tous les quinze jours, toujours avec une femme nue en une. Le dernier exemplaire date de mars 1933, quelques semaines après l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Les nazis feront alors fermer tous les journaux, clubs, bars, cafés et autres lieux de sociabilité lesbiens et gays de la capitale allemande, mettant un terme brutal à cette parenthèse de laissez-vivre et de danse effrénée.
Le Fétiche, « cabaret féminin »
À Paris, par contre, la fête continue. Le Monocle, ouvert en 1932 par Lulu de Montparnasse, une butch avant la lettre avec une carrure de boxeur, attire le Tout-Paris lesbien. C’est dans ce cabaret sis au 60 boulevard Edgar-Quinet que la belle Frede, l’autre âme du lieu, incarnation de la garçonne parisienne dans tout ce qu’elle a de plus chic et de plus ténébreux, fera plus que la connaissance d’une certaine Marlene Dietrich... La même année, la vedette aux cheveux d’or Suzy Solidor ouvrira elle aussi son cabaret, La Vie parisienne. De sa voix grave, elle chante la mer, et l’amour. Nul besoin de lire entre les lignes de ses chansons Ouvre et Obsession pour en saisir le sens éminemment lesbien. Une décennie plus tôt, la communauté lesbienne parisienne s’épanouit mais ne dispose pas encore de scène dédiée comme à Berlin. « On se retrouve dans des lieux qui ne sont pas spécifiquement lesbiens. Comme Chez Fyscher, un cabaret ultra chic du quartier de l’Opéra, où se réunissent aussi bien les princes et les monarques que les artistes avant-gardistes. On y croise des chanteuses lesbiennes comme Yvonne George ou Dora Stroeva », explique la chercheuse et collectionneuse Naïs Nolibos, spécialiste de la chanson homosexuelle de l’époque, et qui planche en ce moment sur une biographie consacrée à cette dernière. Ainsi le célèbre Bœuf sur le toit, près des Champs-Elysées, ou le très populaire bal de la Montagne Sainte-Geneviève, dans le 5ème, sont assidument fréquentés par un public lesbien dans les années folles. Il faudra attendre la fin de la décennie pour que les noctambules homosexuelles puissent enfin avoir un lieu à elles : le Fétiche, ouvert en 1928 au 54 de la rue Jean-Baptiste Pigalle par la garçonne Moune Carton. Son « cabaret féminin » sera par la suite rebaptisé Chez Moune. Près de 100 ans plus tard, il a toujours pignon sur rue, bien qu’il ne soit plus un lieu de rendez-vous lesbien.Durant les années folles, c’est aussi dans l’intérieur feutré des salons de la grande bourgeoise que se retrouve une caste privilégiée. « Le Paris lesbien mythique, c’est celui autour du salon de Natalie Barney », estime l’autrice et éditrice lesbienne Suzette Robichon. « C’est la première fois en France qu’on a des lesbiennes qui disent publiquement qu’elles le sont et qui prennent la plume. Les poèmes de Renée Vivien, les textes de Natalie Barney sont ouvertement lesbiens. Son fameux salon de la rue Jacob est un lieu de rencontres intellectuelles, amicales et amoureuses. » La richissime écrivaine américaine s’installe au tournant du 20ème siècle à Paris et consacrera sa longue existence aux arts et aux femmes. Parmi ses hôtes saphiques célèbres : la danseuse Isadora Duncan, la libraire Sylvia Beach et la peintre Tamara de Lempicka.
Joséphine Baker et Marlene Dietrich, triomphe des deux côtés de la frontière
Des artistes femmes de l’entre-deux-guerres, il en est deux qui se sont faites connaître à la fois à Paris et à Berlin, et elles sont bisexuelles. Côté français, c’est l’Américaine Joséphine Baker. Arrivée dans la capitale française à 19 ans, elle ensorcèle le Paris de 1925 avec sa Revue nègre (sic) au music-hall des Champs-Elysées. Sa silhouette élancée et androgyne, les accroches-cœurs gominés qui mangent son beau visage, l’extravagance de ses costumes mais aussi son humour irrésistible y sont pour quelque chose. L’année suivante, au Nelson-Theather du Ku’damm, les Champs-Élysées berlinois, elle fait un triomphe. « Je n’ai jamais eu autant de lettres d’amour, de fleurs et de cadeaux dans aucune autre ville », note-t-elle dans ses mémoires. Son hit J’ai deux amours est une ode à peine voilée à la bisexualité. Côté allemand, c’est Marlene Dietrich qui s’exporte. Dans les années folles elle n’est encore qu’une inconnue, figurante dans les théâtres de Berlin, petits rôles au cinéma. En 1930, à la sortie du film L’Ange bleu, dans lequel elle interprète justement une chanteuse de cabaret, c’est la consécration. Affolant les foules avec sa beauté glacée et son magnétisme, elle s’affiche bientôt en pantalon. Et choque. Elle porte pourtant le smoking comme personne. Elle aussi a sa chanson pleine de sous-entendus lesbiens : Wenn die beste Freundin mit der besten Freundin (« Quand la meilleure amie avec la meilleure amie »). Aujourd’hui encore, Joséphine Baker et Marlene Dietrich symbolisent ce monde révolu, mythifié et tragique, mais qui n’en resta pas moins follement excitant.
Femmes lesbiennes de Berlin (traduit en français en 2014), chez Bibliothèque GayKitschCamp