Articles / Histoire

Robert Badinter et la dépénalisation de l’homosexualité

Xavier Héraud

Avant Christiane Taubira et le mariage pour tous, il y eut Robert Badinter et la dépénalisation de l’homosexualité. Comme sa successeure lointaine au ministère de la Justice, l’ancien avocat a été un rouage important de la lutte pour l’égalité des droits.

L’homme politique et avocat Robert Badinter est mort dans la nuit du 8 au 9 février à l’âge de 95 ans. L’ancien ministre de la Justice de François Mitterrand est évidemment indissociable de son combat contre le peine de mort, puis de l’abolition de celle-ci, en 1981. Mais sa disparition aura aussi été l’occasion de rappeler son rôle dans ce qu’on a appelé la « dépénalisation » de l’homosexualité en 1981 et 1982.

André Baudry le forme aux questions homosexuelles

A priori, rien ne prédestinait l’avocat à défendre la cause LGBT. C’est André Baudry, fondateur et président d'Arcadie, dont nous vous parlions dans le dernier Strobo, qui aurait initié Robert Badinter à la question homosexuelle, comme le raconte l’historien Antoine Idier dans son livre Les alinéas au placard : « André Baudry explique (...) avoir rencontré Robert Badinter en 1974 et lui avoir dressé un portrait de la situation des homosexuels en France. À l’occasion des élections présidentielles, le directeur d’Arcadie avait écrit aux candidats ; parmi eux, François Mitterrand lui avait alors conseillé de rencontrer Robert Badinter. « J’ai été reçu par Maître Badinter dans son bureau d’avocat  », explique André Baudry. « Nous avons parlé de l’homosexualité. Ce n’était pas un sujet qu’il connaissait, ce n’était pas un sujet qu’il avait jamais étudié, il était très ignorant de la situation des homosexuels en France. Il n’avait jamais eu l’occasion de plaider des affaires d’outrage public à la pudeur, comme cela existait dans le code pénal. Et alors nous avons entrepris à partir de ce moment-là des relations courtoises, aimables, pour parler de l’homosexualité, de la vie des homosexuels en France. »Dès lors, le futur ministre de la Justice prend régulièrement la parole et se fait le défenseur des homosexuels au sein du parti socialiste. Car les homosexuels ont des revendications précises. Du côté des associations, la fièvre révolutionnaire du Fhar s’est transformée en une volonté de se battre sur le terrain législatif. D’abord avec les Groupes de libération homosexuelle (GLH), puis le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH). Ces revendications sont bientôt relayées par le magazine Gai Pied, fondé par Jean Le Bitoux, ancien du Fhar et des GLH. Les militant.es demandent l’abrogation de trois dispositions du code pénal et plus globalement la fin de la répression à l’égard des homosexuels en France. Selon l’historien Régis Schlagdenhauffen environ 10 000 personnes ont été condamnées en France en raison de leur homosexualité. D’autres personnalités politiques se sont engagées pour la suppression des alinéas hérités de Vichy. Il y a le sénateur Henri Caillavet (Mouvement des radicaux de gauche), qui fait voter leur abrogation au Sénat dès 1978 (abrogation qui n’est pas entérinée par l’Assemblée nationale). En 1979, une proposition de loi similaire est présentée à l’Assemblée par le député Michel Crépeau, président des Radicaux de gauche. En 1980, le gouvernement de Raymond Barre reprend cette proposition de loi à son compte dans le cadre d’une loi de répression du viol. Deux des trois alinéas qui posent problème sont ainsi abrogés. Le 4 avril 1981, plus de 10 000 personnes défilent à Paris pour réclamer la dépénalisation totale. Une manifestation d’une ampleur inédite jusque-là.

Dépénalisation : Badinter et les autres

Un mois plus tard, en mai 1981, François Mitterrand est élu président de la République. Robert Badinter devient ministre de la Justice. Il ne reste alors qu’un alinéa à abroger : le deuxième alinéa de l’article 331 du code pénal, qui permet de condamner plus sèvèrement les « actes impudiques ou contre nature avec un individu mineur du même sexe » que les actes équivalents entre personnes de sexe différent. Comme le raconte Ariane Chemin dans un article du Monde, Robert Badinter convient, en raison d’un agenda parlementaire chargé, avec le premier ministre de l’époque Pierre Mauroy de laisser l’initiative au Parlement sur ce sujet. La proposition de loi est alors déposée par le député socialiste Raymond Forni, président de la commission des lois et défendu également par Gisèle Halimi, rapporteure de la commission des lois. L’Assemblée examine le texte le 20 décembre. Les deux parlementaires se battent avec vigueur pour l’abrogation de l’alinéa hérité de Vichy. « On peut se demander, avec le recul, comment des députés français, c’est-à-dire par définition même des femmes et des hommes devant avoir l’intelligence de nos libertés fondamentales (…), ont pu légiférer pour réprimer l’homosexualité, s’interroge Gisèle Halimi. La norme sexuelle ne se définit pas. Elle se dessine à l’échelle de chaque corps, de chaque enfance, de chaque culture, de chaque plaisir, à condition de ne blesser, de n’agresser ou de ne violenter personne. Quel est l’acte impudique et contre nature quand il y a consentement ? » Au nom du gouvernement, Robert Badinter monte à la tribune pour défendre le texte. « L’Assemblée sait bien que ce sont les sociétés où régnaient l’arbitraire, l’intolérance, le fanatisme, le racisme qui ont pratiqué la chasse à l’homosexualité », lance-t-il avec son éloquence légendaire, avant d’ajouter cette phrase passée à la postérité « Il n’est que temps de reconnaître tout ce que la France doit aux homosexuels ». Quelques instants plus tard, lorsque le très réac Jean Foyer, député-maire de Tours s’élève contre « les agissements du vieillard lubrique qui sodomise un gamin de quinze ans », le Garde des Sceaux lui rétorque : « l'image d'un vieillard lubrique sodomisant un garçon de quinze ans, même avec son consentement, est-elle plus supportable que celle d'un vieillard lubrique sodomisant une jeune fille de quinze ans ? » L’abrogation est votée et entre en vigueur après les navettes parlementaires le 4 août 1982. La dépénalisation est complétée par plusieurs mesures. Le ministre de la Santé Edmond Hervé annonce que la France ne reconnaît plus la classification de l’OMS qui fait de l’homosexualité une maladie et le ministre de l’Intérieur Gaston Defferre demande aux policiers de détruire les fichiers d’homosexuels et de ne plus les harceler. Ce début de mandat de François Mitterrand constitue donc une grande victoire pour les associations homosexuelles. Hélas, la joie sera de courte durée, puisqu’au même moment on commence à recenser les premiers cas d’une épidémie qui n’a pas encore de nom mais qui va faire des ravages dans les communautés gays : celle du VIH/sida.

Les mots justes

Au final, il faut rappeler que Robert Badinter n’est pas à l’origine de la dépénalisation de l’homosexualité en France. Rien ne serait plus faux que de le prétendre. Mais à l’instar de Christiane Taubira avec le mariage pour tous, il a su donner une incarnation à ce moment politique, avec une prise de parole à la hauteur de l’événement. Dans une démocratie représentative comme la nôtre, l’élu.e se doit de représenter le peuple. En trouvant les mots justes à ce moment précis, Gisèle Halimi puis Robert Badinter ont joué leur rôle pour se faire les porte-voix d’une partie du peuple, les homosexuels, qui ont injustement souffert de ces alinéas honteux. Preuve que la parole — si elle suivie des actes — peut sinon réparer les souffrances, du moins redonner un peu de dignité à ceux qui les ont subies.

Partager:
PUB
PUB