Wellington a 18 ans et se retrouve démuni à errer dans l’immensité de la mégalopole brésilienne de São Paulo, à sa sortie du centre de rétention pour mineurs. Sa rencontre dans un cinéma porno avec Ronaldo, un homme mûr, lui ouvre un nouveau champ des possibles en le rebaptisant Baby : la prostitution et ses dangers mais aussi un amour hors-norme qui se construit malgré les différences. C’est à partir de cette relation et de ses déséquilibres que le cinéaste Marcelo Caetano a construit ce deuxième long métrage très émouvant, 6 ans après son magnifique Corpo Electrico. Il s’est confié à Strobo.
Comment est née l’envie de raconter l’histoire de ce jeune homme qui se prostitue à São Paulo ?
Marcelo Caetano : Je me suis inspiré de mon vécu en tant qu’homme gay. Mes premières expériences je l’ai ai vécues avec des hommes plus âgés quand je suis arrivé à 19 ans dans la ville de São Paulo. Je venais d’une famille très traditionnelle et d’une région rurale et n’avais pas beaucoup de références sur la vie queer. Il n’y avait pas internet à cette époque, pas de possibilités de s’informer sur la vie et la culture queers, et mon apprentissage s’est fait au fil des rencontres, des expériences personnelles avec des hommes matures. C’est une façon de parler de ces relations d’apprentissage teinté d’une véritable asymétrie des pouvoirs qui a des conséquences à la fois négatives et positives. Sans jugement, on peut aussi essayer de comprendre comment un homme plus âgé appréhende le monde d’un garçon plus jeune. Et j’avais très envie de parler de la ville, de São Paulo, des flux migratoires et du centre-ville très vivant, vu comme un espace de mouvement de population, de rencontres, de libido.
Le sujet de la famille est aussi extrêmement présent…
Oui parce que je pense qu’au Brésil on a une diversité énorme de familles. C’est un pays où il y a de nombreux parents isolés, des mères ou même des pères qui élèvent seuls leurs enfants. Et puis il y a cette notion, très forte parmi les personnes LGBT, de famille choisie. Les relations familiales de Baby et Ronaldo, sont très complexes. C’est très important de montrer que la famille biologique traditionnelle défendue par les évangélistes, ce n’est pas suffisant, spécialement pour les jeunes LGBT.
Le travail du sexe est aussi quelque chose de très prégnant dans la ville, comment as-tu imaginé ces deux personnages principaux, leur façon de travailler ?
La prostitution fait partie intégrante de la vie au Brésil. C’est très présent dans notre littérature, dans notre cinéma et j’ai beaucoup d’amis proches qui sont travailleurs et travailleuses du sexe. J’ai connu beaucoup de Ronaldo et de Baby ! Il y a beaucoup d’endroits de prostitution au centre-ville de São Paulo, tout près de chez moi, des cinémas, des hôtels, c’est un écosystème très riche et varié. Les gens en vivent ou font ça épisodiquement, en complément. J’ai un ami qui est à la fois professeur de biologie et travailleur du sexe. Ce sujet me touche beaucoup parce que je crois que c’est important de parler de ces personnes comme de travailleurs et d’en parler sans tabous parce que l’aliénation du corps, elle existe aussi pour un ouvrier ou pour de nombreuses personnes qui travaillent dans d’autres champs professionnels. En France comme au Brésil, il y a beaucoup de jugements moraux et les luttes sont très présentes au Brésil pour la légalité de l’activité et les questions de santé et de retraites qui y sont liées. C’était important pour moi de participer à cette discussion.
Pour Baby, la découverte de la liberté s’accompagne de celle du travail, les deux notions sont-elles liées ou contradictoires ?
Le personnage de Baby, quand on le découvre à la sortie du centre où il vivait, découvre une forme de liberté qui, en fait, va être très vite entravée. La liberté dans un pays en développement, un pays pauvre comme au Brésil, est terriblement liée aux moyens économiques et professionnels. Le Brésil, c’est une société extrêmement marquée par le passé esclavagiste et colonial, les gens les plus précaires travaillent beaucoup, de 12 à 14 heures par jour que tu sois vendeur de drogue, vendeur de bière ambulant ou travailleur du sexe. Donc cet équilibre entre le travail et la liberté est très très difficile. C’est quelque chose que j’évoquais déjà dans mon premier film. C’est une thématique qui me touche parce que je trouve assez insoutenable la manière dont les gens survivent au Brésil et notamment à São Paulo qui est une ville où les gens viennent de tout le pays pour travailler. En rencontrant Ronaldo, Baby construit à la fois des liens économiques, professionnels et familiaux tout en continuant à rechercher sa famille.
Et l’amour qui va les lier est lui aussi complexe…
Oui ! Je pense que c’est la première fois de sa vie que Baby vit une histoire d’amour et on peut imaginer que cette rencontre est une découverte pour eux deux et qu’ils ont, chacun selon son parcours, beaucoup de difficultés à assumer ça. Il y a toute la problématique de la liberté et du travail mais la beauté du film pour moi c’est vraiment de comprendre les désirs des gens qui ressentent l’amour pour la première fois, c’est un bouleversement qui change la vie malgré le contexte social qui agit comme une menace continue et leur impose de mélanger travail et sentiments. Et il y a quelque chose de très dur, parce que c’est la réalité du travail de prostitué qui est dur et met entre eux une certaine violence. Mais leur couple parvient à trouver d’autres choses : j’avais envie de filmer la douceur, le réconfort et la sensualité. C’est quelque chose qui me manque beaucoup au cinéma, je pense que les personnages dans les films se touchent moins, s’embrassent moins, c’est ou complètement froid et prude ou quelque chose de très sexuel, violent spécialement dans les films qui mettent en scène des couples gays. Donc je voulais montrer ce que c’est que de dormir ensemble, de s’embrasser, de se réconforter, de prendre soin de l’autre. Ce sont des images rares dans le cinéma queer.
On a l’impression que la rencontre en réel dans le milieu queer ou dans la rue est encore très importante malgré l’arrivée des applis de drague, c’est vraiment le cas ?
Après l’arrivée de Grindr, de nombreux lieux communautaires ont fermé et c’est devenu pire après la pandémie. Mais la drague dans la rue, c’est une espèce de résistance. Je le vois comme ça en tout cas. Nous sommes proches de la période des carnavals au Brésil et les gens sont dans la rue tout le temps. La drague se passe dans les rues, la drague se passe dans les bars. Donc je pense qu’il y a un mouvement de résistance très fort. Je préfère parler de ce mouvement de résistance que de renforcer l’idée du gay, seul, dans son appartement, sur Grindr. Je n’ai jamais connu mes amoureux comme ça. Tous mes copains, je les ai rencontrés dans des fêtes en dansant !
La façon d’écrire un personnage gay, c’est donc complètement politique selon toi ?
Oui, pour moi, c’est un choix politique. J’aime beaucoup, par exemple, les films d’Andrew Haigh comme Weekend ou Sans jamais nous connaître (All of us are strangers) mais je suis un peu fatigué de cette image-là, des gens qui vivent dans un appartement très mélancolique à la lumière travaillée. Alors qu’à mes yeux, le monde, c’est chaotique, le monde, c’est la danse, le monde, c’est la vie et les émotions. C’est un peu l’appel politique du film : on doit vraiment occuper l’espace public, la rue, faire vivre les espaces communautaires… On ne peut pas lâcher ça au moment où la communauté LGBT vit un backlash très dur de la part de mouvements conservateurs au Brésil, aux Etats-Unis, en France. J’avais envie de filmer la rue, de filmer les groupes de voguing, les familles lesbiennes... C’était très important pour moi.
Baby, un film de Marcelo Caetano.
Sortie le 19 mars 2025.