Récit fantasmé des affres érotiques d’un jeune marin sexy en diable, le succès du tube “Cargo” et son clip intensément gay témoignent de l’obsession des années 80 pour le corps masculin.
En 1984, une vidéo débarque sur les écrans de la télé française, provoquant une onde de choc. Diffusée aux heures de grande écoute, cette vidéo aux accents homoérotiques trouble fortement les jeunes spectateurs de l’époque — ceux qui se savent déjà différents, mais n’osent pas encore se l’avouer. Ce clip, c’est celui de Cargo, un morceau signé d’un jeune chanteur au visage d’ange : Axel Bauer. Un an plus tôt, lorsque Bauer envoie la démo de Cargo à Mondio Music, les directeurs artistiques flairent immédiatement le potentiel du morceau. Pourtant, un ponte du métier l’avait rejeté d’un revers de main quelques mois plus tôt ! Axel Bauer raconte que la musique est née une nuit, en écoutant Strauss et Django Reinhardt, en improvisant sur une guitare désaccordée. C’est le parolier Michel Eli qui écrira les paroles : l’histoire d’un marin qui se languit à bord d’un navire, rêvant d’escales et, sans doute, d’aventures charnelles…
Cargo est un succès immédiat. Le morceau combine l’esprit de la variété française avec l’audace de la new wave, tout en y ajoutant des mélopées orientales et des sonorités métalliques bienvenues. Un petit bijou d’électro-pop, dans la lignée des tubes des Rita Mitsouko, Niagara, Indochine ou encore Taxi Girl. Dans une France marquée par l’élection de François Mitterrand et le vent de liberté culturelle soufflé par la gauche, une nouvelle génération d’artistes émerge, prête à tout bousculer. Pour le clip de Cargo, c’est le jeune réalisateur et photographe Jean-Baptiste Mondino qui est aux commandes. Il opte pour un noir et blanc sophistiqué, ponctué de flashs colorés, et pousse l’homoérotisme dans ses retranchements. Axel Bauer y arbore un look tout droit sorti d’une backroom des années 80 : pantalon en cuir moulant, t-shirt aux manches évasées, casquette négligemment posée sur la tête. Le reste du clip est à l’avenant, avec des hommes torse nu, aux muscles saillants et huilés, s’activant dans les cales du navire. Les références sont nombreuses : le Querelle de Fassbinder, le Rusty James de Francis Ford Coppola, ou encore les photographies masculines et léchées de Bruce Weber et Herb Ritts.
Plus loin encore, on pense aux films du vidéaste expérimental Kenneth Anger, aux illustrations musclées de Tom of Finland, ou aux clichés vintages des magazines de culturistes comme Physique Pictorial. C’est aussi l’époque où la chaîne MTV, consacrée uniquement aux clips musicaux, donne une nouvelle impulsion au genre. Les artistes entrent alors dans une véritable course à celui qui produira la vidéo la plus esthétique, innovante ou provocante. La fascination pour les codes gays s’infiltre partout : dans la mode, dans le cinéma, mais aussi dans la publicité. Les campagnes publicitaires pour les chaussures Eram, réalisées par le jeune Étienne Chatiliez, affichent des mannequins masculins en cuir ou en jupe avec des slogans décalés comme « il faudrait être folle pour dépenser plus ! ».
Cette audace reflète parfaitement l’esprit de l’époque : jouer sur le double sens, oser flirter avec l’iconographie homosexuelle sans jamais la nommer explicitement. Axel Bauer, quant à lui, incarne ce fantasme gay des années 80. Sexy en diable, il laisse entendre à demi-mot qu’il aurait des aventures avec des hommes, alimentant les spéculations. Mais malgré le succès fulgurant de Cargo, la suite de sa carrière s’avère plus chaotique. Le single suivant, Phantasmes, sort dans la foulée, mais peine à séduire le public. Le morceau, noyé dans un mélange de guitares saturées et de synthétiseurs pesants, peine à retrouver l’équilibre fragile et dansant qui avait fait la force de Cargo. Peu à peu, Axel Bauer disparaît des radars, poursuivant une carrière en dents de scie, loin de la frénésie de l’été 1984 lorsque son tube avait fait grimper la température comme jamais.