Articles / Histoire

L’histoire de Gai Pied, magazine gay emblématique des années 80

Xavier Héraud

Treize années d’existence, plus de 500 numéros. Le magazine Gai Pied a marqué de son empreinte les années 80 et le début des années 90.

Plus de 30 après son dernier numéro, Gai Pied reste un titre emblématique de la presse LGBT. Sa création, on la doit au militant et journaliste Jean Le Bitoux, né en 1948 et mort en 2010. Dans son expérience avec la presse « mainstream » (il a travaillé notamment à Libération), il constate que la parole homosexuelle doit toujours être négociée et que les stéréotypes perdurent. Le temps lui semble venu de lancer un magazine gay politique et jeune. Si l’Histoire a retenu le nom de Jean Le Bitoux, il n’a pas créé Gai Pied seul. Il est aidé de Franck Arnal, Gérard Vappereau et Yves Charfe. Tous les quatre, ils constituent le noyau dur qui va travailler sur le lancement et les premières années du journal.

« Pour ne plus tomber dans le guêpier des ghettos »

En février 1979, un numéro zéro de quatre pages est tiré à 20 000 exemplaires et distribué gratuitement. Il s’arrache. Le titre Gai Pied a été suggéré par le philosophe Michel Foucault, comme le raconte Jean Le Bitoux dans le documentaire Le Gai Tapant, de Voto et Goa. L’explication que Foucault donne à ce titre est retranscrite dans l’édito du numéro zéro : « pourquoi Le Gai Pied ? Simplement pour être gai, pour le pied, et pour ne plus tomber dans le guêpier des ghettos ». Le premier numéro paraît deux mois plus tard. On y trouve pêle-mêle des sujets sur les homos en Iran, les lieux de drague à Bordeaux, un texte de Michel Foucault intitulé « Un Plaisir si simple », les triangles roses, des fiches pratiques et une BD de Copi...

Le lancement du magazine est immédiatement une réussite, parachevé quelques mois plus tard par la création d’une rubrique de petites annonces, qui permettent aux lecteurs de se rencontrer. Dans un article de Komitid, le journaliste Jean Stern, qui faisait partie de l’aventure au tout début se souvient que « les premiers salariés sont arrivés pour gérer les annonces. Le succès a été énorme tout de suite ». 

Cela n’empêche pas les difficultés financières. Dès le mois de septembre 1979, le journal lance un appel à l’abonnement pour soutenir le journal. Les lecteurs répondent présent. La dynamique est lancée. 

Le lancement du Gai Pied s’inscrit dans un climat à la fois bouillonnant pour la presse en général, avec la création de titres comme Libération ou Actuel, et compliqué pour la presse homosexuelle en particulier. A la fin des années 70, côté parutions pour les gays il y a d’un côté l’austère revue Arcadie, qui a valu une condamnation à André Baudry, son fondateur. Et de l’autre les titres magazine du groupe de Pierre Guénin. Des titres au contenu assez léger, comme In, remplacé par Off par son interdiction, Jean-Paul. 

Pour éviter de connaître les mêmes ennuis avec la censure, Le Gai Pied, qui devient Gai Pied tout court à partir du numéro 13, trouve une parade : faire appel aux intellectuels et à des écrivains homosexuels. Yves Navarre, Dominique Fernandez, Renaud Camus, Françoise d’Eaubonne, Daniel Guérin ou Jean-Luc Hennig y signent des articles. Et on peut lire  des entretiens avec Michel Foucault, Jean-Paul Aron, Jean-Paul Sartre ou Marguerite Duras. Ces personnalités offrent ainsi au journal leur caution morale, qui rend plus difficile la censure.

Lancé à la fin du septennat de Valéry Giscard d’Estaing à l’Elysée, le journal accompagne l’arrivée de la gauche au pouvoir et la fin des lois discriminatoires. C’est le célèbre numéro « 7 ans de bonheur ? » du 27 juin 1981, avec François Mitterrand en couv. Le journal suit aussi l’émergence du sida. On lui a reproché d’avoir été un peu lent à la détente sur le sujet, à l’image d’une partie de la communauté, sidérée par l’arrivée de ce fléau insensé. Mais Gai Pied se rattrape par la suite, comme le rappelle Le Monde dans un article au moment de la disparition du titre : « de la première interview d'un malade du sida, en juillet 1982, à l'encartage d'un préservatif dans le magazine en novembre 1985, en passant par des dossiers et la promotion active de la prévention, GPH chronique pas à pas la progression de la maladie.  Le journal lui consacre une large place ». Et le média ajoutait : « sa rédaction lui paie un lourd tribut ».

Crises internes et tentative d’interdiction

L’histoire de Gai Pied, c’est aussi une succession de conflits et d'engueulades homériques.  L’une d’elles conduit au départ du rédacteur en chef Jacky Fougeray, qui s’en va créer un concurrent  plus léger, Samouraï. Puis c’est au tour de Jean Le Bitoux d’être mis en minorité et de claquer la porte, en 1983. Le directeur de la publication militanit pour une revue plus politique et ancrée dans l’actualité, ses opposants souhaitaient une ligne plus commerciale, afin de ne pas trop déplaire aux annonceurs communautaires. Ce sont les seconds qui l’emportent. Cela n’empêchera pas d’autres conflits par la suite. 

Les difficultés arrivent aussi de l’extérieur. En 1986, la droite revient au pouvoir. Jacques Chirac est nommé Premier ministre. L’année suivante,  Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, tente de faire interdire Gai Pied Hebdo. Une manifestation et le soutien de personnalités, dont le ministre de la culture François Léotard, font reculer le ministre.

Diversification des activités avant le déclin

Pour ses 10 ans, Gai Pied lance un grand événement intitulé le Salon de l’homosocialité: pendant deux journées d’événements au Cirque d’Hiver à Paris: spectacle, clubbing, rencontres avec les associations. La formule sera reconduite chaque année jusqu’en 1994. Et de 1987 à 1990, Gai Pied gère la radio Fréquence Gaie. Il y a aussi le guide Gai Pied, qui recense toutes les adresses communautaires. Mais c’est surtout le minitel avec 3615 GPH, qui permet de financer le magazine. On y trouve le sommaire du magazine, un horoscope, les dernières sorties ciné, le programme de Fréquence Gaie et surtout une rubrique Rezo, où les mecs peuvent passer de petites annonces et se draguer. 

Début 1990, Gai Pied change de format. Le format magazine est délaissé au profit d’un format plus grand. Joël Hladinynk, qui est arrivé dans l’entreprise éditrice fin 1990 avant de devenir gérant deux ans plus tard, raconte : « on avait coutume de dire qu’on pouvait acheter Gai Pied, le mettre dans Libération et on pouvait le lire tranquillement dans le métro. Et il y avait toute une partie de la rédaction qui disait bon il faut inverser les choses, donc passer en grand format et comme ça on lira Gai Pied et on mettra Libération à l'intérieur ».

Pour Joël Hladinynk, cette « espèce d’affirmation militante au travers de la taille du journal » a en partie précipité la désaffection des lecteurs du magazine, qui n’étaient pas prêts pour un tel changement. Selon l’ancien gérant, l’actualité n’y était pas pour rien non plus.  Il y avait un tiers du journal qui traitait du sida voire un peu plus. Pour les lecteurs, c’était la double peine. Ils constataient les  départs des gens autour d’eux et parallèlement quand ils lisaient Gai Pied, ça en remettait une couche. Et pour beaucoup, ça a été insupportable ».

L’érosion des ventes devient intenable financièrement, même avec la compensation du minitel. Le journal s’arrête en 1992 avec le numéro 541, dont le dessinateur Cunéo signe la couv. Le local du 42, rue Sedaine, devient le quartier général d’Act Up-Paris, qui y restera plus de 20 ans. La société éditrice se lance ensuite dans d’autres activités, puis ferme ses portes en 2001. 

Pour Joël Hladynink, « Gai Pied s’est éteint parce que ce n’était plus le moment. Il y a eu un moment où c’était important d’apporter une extrême visibilité, du débat, et de proposer une représentation aussi, parce que c'est un schéma d'identification, un journal. Et puis d’autres médias sont apparus, la société s’est libéralisée…» Le moment s’est refermé, mais Gai Pied demeure indissociable de ces treize années d’histoire des gays.

Gai pied en quelques dates

  Février 1979 : Numéro 0, distribué gratuitement

  Avril 1979 : Numéro 1, mensuel

  Novembre 1982 : Gai Pied devient hebdomadaire

  Juillet 1983 : Départ de Jean Le Bitoux

  Mars 1987 : Charles Pasqua tente de faire interdire le titre. 

  Octobre 1992 : Dernier numéro.

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