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Aides fête ses 40 ans  : « L’épidémie est toujours là »

Xavier Héraud

La plus grande association de lutte contre le VIH/sida en France souffle  ses 40 bougies. Avec l’aide d’un livre passionnant, « Aides, 1984-2024 »,  et le concours de Bruno et Camille Spire, respectivement ancien président  et actuelle présidente, on vous raconte l’histoire de Aides.

Ces dernières années, la lumière s’est peut-être davantage portée sur Act Up-Paris… Et pourtant, l’histoire de Aides mérite elle aussi d’être racontée. C’est ce qu’a fait une équipe de chercheurs, qui publie le livre Aides, 1984-2004. Il s’agit moins d’un livre historique que d’une ethnographie. L’histoire de l’association est néanmoins évoquée en détail dans la première partie du livre. Dans celle-ci, les auteurs rappellent qu’en ce début des années 80, où l’épidémie demeure encore relativement confidentielle, c’est la mort du philosophe Michel Foucault, le 24 juin 1984, qui constitue l’acte fondateur de l’association: « Dès la fin du mois de juin, son compagnon, Daniel Defert, contacte des juristes de son entourage pour discuter des conditions de cette disparition brutale. Puis, au cours de l’été 1984, il séjourne en Angleterre où il découvre le mouvement associatif naissant face au sida. Il observe auprès des militant.es du Terrence Higgins Trust les modalités d’une mobilisation collective autour de l’épidémie. »

« Je ne retournerai pas mourir chez maman »

Le 25 septembre, le sociologue décédé en 2023 écrit une lettre restée célèbre où il propose la création d’une association qui serait « un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation ». Pour lui, il y a urgence à ce que la communauté gay prenne conscience du mal qui est en train de la frapper : « Crise du comportement sexuel pour la communauté gaie, le sida prend de plein fouet majoritairement une population dont la culture s’est récemment édifiée autour de valeurs gymniques, de santé, jeunesse perpétuée. Nous avons à affronter et institutionnaliser notre rapport à la maladie, à l’invalidité et à la mort. » Il ajoute cette phrase marquante : « Je ne retournerai pas mourir chez maman » et poursuit : « Nous risquons de nous laisser voler une part essentielle de nos engagements affectifs. Défamiliarisons notre mort comme notre sexualité. »

Aides n’est pas une association gay    

Ils sont quelques-uns à répondre à l’appel de Daniel Defert. Le 30 octobre, Aides est officiellement créée. Même si le sociologue parle beaucoup des gays dans sa lettre, l’association choisit contrairement à ses deux consoeurs américaine et britannique de ne pas se cantonner à la communauté.  Un choix justifié par Bruno Spire, qui a présidé l’association de 2007 à 2015 : « Le déclenchement a été franchement dans la communauté gay, mais Daniel très vite s'est rendu compte, quand ça a commencé à toucher d'autres communautés, qu'on devait se centrer sur les communautés séro-concernées, et non pas sur la communauté gay exclusivement. Ça nous a d'ailleurs été reproché, notamment à Daniel, en disant qu'on n'était pas assez gay. Et les associations LGBT, pendant très longtemps, considéraient que Aides n'était pas assez LGBT. »

Pour les auteurs du livre Aides, 1984-2024, l’avantage de ce positionnement, c’est qu’il permet d’être un interlocuteur des pouvoirs publics, là où d’autres seront plus tard davantage dans la confrontation : « La force d’Aides, dans une France où l’administration étatique est façonnée par l’universalisme républicain, est d’avoir pu mettre en adéquation l’engagement massif d’homosexuels dans la lutte contre le sida et une position politique permettant à l’association d’obtenir le soutien ou l’écoute des pouvoirs publics. » 

Ce qu’apporte Aides à la lutte contre le VIH, c’est l’approche communautaire. Bruno Spire en explique les trois principes : « ça ne peut pas être une réponse uniquement professionnelle pour régler les problèmes ; il faut prendre en compte l'expérience des personnes face au risque, face à la maladie ; et les solutions, elles, peuvent être construites par les populations qui sont atteintes. C'est comme ça qu'on peut transformer la société. En faisant ça, non seulement ça aide à résoudre le problème, mais en plus ça a des effets transformateurs sur les mentalités. » Aides devient tout à la fois un lieu de solidarité — les gays y sont nombreux, même si l’association ne s’adresse pas directement à la communauté —, de soutien et de militance. Et l’association le restera tout au long de son histoire. 

Bruno Spire (ci-contre) rentre à Aides en 1987. « J'étais un très jeune chercheur au départ, gay, mais pas encore très très à l'aise avec ma sexualité, dans les années 80 ce n'était pas si évident. Et un jour, Françoise Barré-Sinoussi [Prix Nobel de Médecine pour avoir co-découvert le VIH] m'a demandé de la remplacer pour un compte-rendu qu’elle devait faire auprès de l’association Aides. »  Il a tout de suite la sensation d’avoir trouvé un lieu et des gens avec qui il pourra s’investir et il décide donc de rejoindre l’association. « C’est comme ça que j'ai commencé mon engagement, explique-t-il. D'abord comme personne séronégative, et ensuite comme personne séropositive, qui a encore renforcé mon engagement quelques années plus tard, quand je me suis contaminé en 1997. » Il est alors sur le point de déménager à Marseille. Daniel Defert lui conseille de rejoindre l’antenne locale, ce qu’il fera début 1988. 

Les années de cendres

1987, c’est aussi l’époque où Aides traverse sa première grande crise. Elle oppose les tenants de l’approche communautaire, qui part de l’expérience des personnes concernées, à une approche plus professionnalisée, qui met le vécu des malades à distance. La première approche, défendue par Daniel Defert, l’emporte et plusieurs personnes importantes de l’association, dont le journaliste Frédéric Edelmann, rejoignent Arcat Sida. 

A la fin des années 80 et au début des années 90, alors que les malades se comptent désormais par milliers, des comités de Aides s’ouvrent sur tout le territoire. L’association devient une fédération. La permanence téléphonique, devenue trop lourde à gérer, est transférée dans une structure dédiée, Sida Info Service, créée en 1990. 

Daniel Defert passe la main en 1991 à un psychiatre ouvertement gay et séropositif, Arnaud Marty-Lavauzelle. Ce dernier, mort en 2007, demeure avec son prédécesseur le dirigeant le plus emblématique de l’association. Sa présidence redonne un peu de punch à une structure où l’ambiance  est alors « à la limite d’une église », se souvient Bruno Spire : « Il fallait pleurer. Il fallait compatir. C'est vrai que l'époque était très dure. Il y avait le deuil, il y avait des gens qui mouraient tout le temps.  Mais moi, j'avais plutôt envie de me battre. Mais ça passait difficilement, parfois, auprès de certains volontaires qui disaient « Ouais, mais enfin, bon, tout ça, c'est de la médecine, ça ne sert à rien, ce qui compte, c'est la compassion. » 

Arnaud Marty-Lavauzelle, lui, n’hésite pas à hausser le ton, comme en témoigne cette anecdote de Bruno Spire : « Je me souviens d'un discours aux Assises nationales de Lyon en 1993, où il a dit qu'on n'avait pas besoin de vampires de douleur, que c'était scandaleux que dans certains comités de Aides, il y avait des gens qui mouraient d'infections opportunistes parce qu'ils ne savaient même pas qu'on pouvait prévenir ces infections avec du bactrim. Et qu'il fallait mettre en place ce qu'on a appelé l'action thérapeutique pour que les militants s'approprient les enjeux thérapeutiques afin de se battre encore plus fort, pour obtenir des traitements plus efficaces et faire que les traitements qu'on avait déjà soient déjà connus et appropriés. Et ça, ça m'a parlé, je suis sorti de là en me disant « j'ai ma place vraiment là-dedans », parce que je ne suis pas le scientifique dur, sans émotions, comme pouvaient certains pouvaient me percevoir. Donc ça m'a vraiment renforcé. »

Aides vs Act Up

Le début des années 90 voit aussi l’émergence d’une parole et d’une action plus radicale, incarnée par Act Up, fondée à New York en 1987 et à Paris en 1989. Là où Aides se veut universaliste, Act Up revendique et incarne au contraire la parole minoritaire. Aides et Act Up ont longtemps été l’illustration de l’opposition modérés/radicaux des milieux militants. Bruno Spire y a « toujours vu une complémentarité sur les modes d’action » : « C'est good cop, bad cop. Aides fait de la négociation, on essaie d'être le plus gentil possible, de faire de la concertation, on essaie d'avancer. Et pour moi, Act Up a toujours été utile en tant que, j'allais dire, la branche armée de la lutte, entre guillemets. Quand on ne peut plus faire autrement, il faut envoyer Act Up faire des moments d'émotion comme ils savent le faire. » Mais l’ancien président de Aides garde un souvenir amer d’une querelle sur la prévention au début des années 2000 : « Là ce n'était plus simplement un problème de forme, c'était un problème de fond. C'est quand au début des années 2000, on a commencé à se dire, le public concerné par la prévention, il y en a certains qui n'en peuvent plus du préservatif, qui ne l'utilisent pas, il faut trouver d'autres approches. On s'est fait jeter par Act Up. » 

Lorsqu’il devient président en 2007, Bruno Spire hérite d’une association qui a dû profondément se transformer, ce qui ne s’est pas fait sans douleur. L’arrivée des trithérapies en 1996 a effet marqué un tournant dans la lutte contre le sida. La mortalité a baissé drastiquement et les associations de lutte contre le sida ont été contraintes de s’adapter. C’est la lourde tâche qui a incombé à Christian Saout, un magistrat, successeur en 1998 d’Arnaud Marty-Lavauzelle. Principale transformation : la fédération est devenue une seule et unique entité juridique (en dehors des comités comme Aides Ile de France qui ont souhaité rester indépendants). 

Aides devient partie prenante de la recherche 

De sa présidence, Bruno Spire retient deux axes forts. Premièrement, un renforcement de l’action vers l’international, avec la création de Coalition Plus en 2008. Deuxièmement, celui, qui rappelons-le est chercheur à l’INSERM, change le rôle de l’association vis-à-vis de la recherche: « On était là pour influencer la recherche et je voulais qu'on passe d'une phase d'influenceurs à une phase d'acteurs ». Le premier chantier c’est la création du dépistage communautaire : « Beaucoup de gens se faisaient engueuler quand ils allaient se faire dépister plusieurs fois. La première fois on était bien accueillis, la deuxième fois on se fait engueuler parce qu'on nous dit « Quoi? Vous êtes venus il y a six mois, on vous a dit de mettre des capotes, vous vous êtes encore exposés, c'est mal. » Donc il y avait beaucoup de personnes qui venaient dans les locaux de Aides et qui disaient « On voudrait que ce soit des gens de Aides qui fassent le dépistage. » Mais on n'avait pas le droit parce qu'on n'était pas médecins.» L’association a donc monté un programme de recherche, avec le concours de chercheurs, pour démontrer la faisabilité et la pertinence du dépistage réalisé par des acteurs communautaires. Démonstration réussie, avec le TROD, qui est toujours pratiqué. 

Le deuxième chantier, c’est celui de la réduction des risques sexuels. Au début des années 2000, l’adhésion au préservatif commence à s’éroder. On parle de bareback, de relapse. Et Aides souhaite appliquer la recette qui a fonctionné avec les usagers de drogue : s’adresser aux personnes qui prennent des risques et trouver des solutions pour que ces risques soient amoindris. 

Bruno Spire : « Il y a un médecin, le Professeur Molina, qui a dit, moi je voudrais faire un essai de prévention en France et tester la PrEP pour les gens qui n'arrivent pas à mettre des capotes. Est-ce que Aides veut bien participer ? » Donc évidemment, ça nous a paru intéressant. J'ai invité le professeur Molina à venir parler de son projet devant un grand nombre de militants qui étaient tous impliqués dans la prévention. Et ça a été tout de suite une adhésion très forte. Aides s’est impliqué dans l'essai Ipergay qui a montré que la PrEP à la demande était quelque chose qui fonctionnait très bien chez les hommes gays ». Les militants de Aides ont ainsi assuré le recrutement des participants à l’essai, des personnes séronégatives exposées aux risques, et assuré le suivi. C’est un succès. La PrEP est autorisée en 2016. 

Aides Aujourd’hui

Camille Spire (ci-contre) rejoint Aides à 21 ans, en 2007, juste avant que son frère ne devienne président. « J’ai toujours été intéressée par la politique au sens d’agir pour la cité. J’ai fait un bref passage en parti politique qui ne m’a pas du tout plu ; Je connaissais l’association par mon frère. J’y ai trouvé un lieu pour faire changer les choses, un lieu de transformation sociale, comme le disait Daniel Defert au démarrage. J’y ai trouvé des gens de tous horizons, ce qui m’a fait mentir sur le fait qu’on ne peut être amis qui vous ressemblent. » 

En 2021, elle prend la suite d’Aurélien Beaucamp et devient la première femme à diriger Aides. Comment va l’association aujourd’hui? « On est toujours là! Les militant.es poursuivent le combat, répond-elle. L’épidémie est encore là. Il y a eu énormément de progrès au niveau de la science. Au niveau des mentalités beaucoup moins. » Sur ce point, l’association dénonce régulièrement la persistance de la sérophobie. En parallèle, la revue Remaides poursuit un beau travail de visibilité des personnes vivant avec le VIH, sous la houlette de Jean-François Laforgerie et Frédéric Lebreton. 

« On s’est quand même pas mal adapté, je trouve, lance-t-elle lorsqu’on lui demande son regard sur les quatre décennies de l’association. Il y a 40 ans on a démarré avec de l’accompagnement à la mort, aujourd’hui on est sur l’ouverture de lieux comme les Spots (A Paris, Montpellier ou Marseille), du Lounge (à Toulouse) , pour avoir des offres intégrées, qui soient plus en phase avec les besoin des personnes.» Ces lieux qui étaient pensés comme des lieux-référence de la PrEP sont aujourd’hui en première ligne face une épidémie qui ne dit pas son nom, celle du chemsex. 

Pour Camille Spire, l’association doit en tout cas continuer à évoluer. Les chiffres montrent une baisse des contaminations chez les gays en général, mais une hausse chez ceux qui sont nés à l’étranger, en particulier en Afrique Subsaharienne.  « L’association doit continuer à avoir en son sein encore plus de personnes issues des différentes communautés et des migrants d’Afrique Subsaharienne, commente la présidente. On a créé un poste pour faire en sorte que les personnes qui sont nées à l’étranger puissent non seulement plus s’investir, mais aussi avoir accès à des fonctions d’élu.es. On essaie d’enlever ces plafonds de verre qui existent partout. » 

Inquiétude face à la montée de l’extrême droite

En 40 ans, beaucoup de combats ont été remportés. Grâce aux traitements, les séropositifs ont aujourd’hui la même espérance de vie que les séronégatifs. La PrEP, quand elle est largement déployée, a montré son efficacité. Alors que l’Onusida a fixé comme objectif la fin de l’épidémie en 2030, la montée qui semble inexorable de l’extrême droite dans le monde en général et en France en particulier pourrait fragiliser la lutte. « Le contexte politique nous inquiète beaucoup, confirme la présidente. Il y a un sujet financement parce que la moitié de nos financements sont publics. Au delà d’une éventuelle suppression des budgets, c’est la nature de nos combats qui risque d’être affectée. On voit bien que nous nos publics, c’est les personnes nées à l’étranger et en particulier en Afrique subsaharienne, les travailleurs et travailleuses du sexe, les usagers de drogue, etc. Ce n’est pas tout à fait le public qui parle à l’extrême-droite. On a une vraie crainte pour la continuité de nos actions. » 

L’année de son anniversaire, l’association a choisi symboliquement de faire une campagne sur les personnes qui vieillissent avec le VIH avec ce joli message: « Vieillir, ça peut faire peur. Pourtant on ne pouvait rien vous souhaiter de plus beau ». Camille et Bruno Spire s’accordent sur un point: l’esprit de la lettre de Daniel Defert reste d’actualité. « 40 ans après la lettre de Daniel, on n’a toujours ni vaccins ni traitement curatif et la colère reste intacte. Donc, le combat doit continuer », résume l’ancien président. 40 ans, c’est un bel âge pour continuer à se battre.

Aides, 1984-2024, par le collectif EthnoAides, Presses universitaires de Lyon.

Photo de Une: Xavier Héraud

Aides en chiffres

Aides, c’est un budget qui approche les 50 millions d’euros, pour moitié venant de fonds publics. L’association, dont le siège se trouve à Pantin en Seine Saint Denis, emploie 530 salarié.es et mobilise environ 500 volontaires. Elle est présente sur 56 lieux répartis sur l’ensemble de la France (outre-mers inclus). 

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