L’auteur et illustrateur participe au livre « Love Stories », où il dresse le portrait de 15 couples ou trouples LGBT. Rencontre.
C’est en quelque sorte le portraitiste portraitisé. En 2019, Florent Manelli s’est fait connaître avec une liste des 40 LGBT+ qui ont changé le monde. En cette fin d’année 2024, il signe les portraits de couple (ou trouples) du livre Love Stories, édité chez Grund, en partenariat avec le média LGBT Paint. Mais lui qui est-il vraiment? Tentative de réponse devant un café près du Centre LGBT de Paris, où il travaille depuis un an et demi.
Dans son texte du livre collectif Pédés (Editions Points, 2023), qu’il a également coordonné, il donne un premier indice : « Je suis l’exemple type du pédé qui a fui la province pour la capitale, pour se réinventer, se découvrir ». Sa « province », c’est Perpignan, sur laquelle il porte désormais un « regard tendre ». Ce qui n’a donc pas toujours été le cas, eu égard à l’« environnement machiste, sudiste » dans lequel il a grandi. Un milieu guère enclin à comprendre les questionnements d’un garçon qui ne se sent pas dans la norme hétérosexuelle.
Son « coming in » a été un lent processus : « Il y a eu cette espèce de temps de découverte du désir, un regard sur des corps masculins, sur de la tendresse masculine qui était assez rare finalement quand j'étais ado. Tout ça est né vraiment de manière assez douce et a pris des années jusqu'à ce que j'accepte aussi cette part de moi, ce que je suis entièrement. »
Ses premières relations avec des hommes, il les a une fois arrivé à Paris, où il vient faire des études de commerce. Il a alors 20 ans. Trois ans plus tard, pour terminer ses études, il part quelques mois à Montréal. A un moment particulier pour lui: « J'ai fait ma première dépression quelques mois avant de partir et je suis arrivé là-bas complètement déboussolé et sans aucun repère, sans aucun lien amical, assez seul face à un épisode de ma vie que je ne comprenais pas vraiment. Je n'arrivais pas du tout à mettre de mots. L'un dans l'autre, c'est aussi en étant seul et en étant à Montréal que j'ai eu contact avec un psy pour la première fois de ma vie, que j'ai pris ça au sérieux, que je ne l'ai pas vécu, que je ne l'ai pas considéré comme un épisode de mélancolie poussé. J'ai mis des mots dessus. »
Et c’est aussi à ce moment-là que le dessin arrive dans sa vie, grâce à une de ses colocataires, qui est chanteuse et artiste. Il se souvient : « Un soir, Elena me montre des dessins qu'elle fait et me parle aussi de son rapport à la santé mentale. On passe du temps à se confier l'un à l'autre sur ce que l'on ressent, sur ce qu'on vit. Puis je rentre dans ma chambre et j’attrape un carnet et des feutres. J'avais un stylo rouge avec une mine assez épaisse et je me mets à dessiner des choses dans ce carnet. L’apaisement et la concentration que j’ai ressentis et que, pour cette dernière, j'avais complètement perdu — c'est un des symptômes de la dépression, de ne plus arriver à se concentrer — m'ont tellement fait de bien et m'ont tellement aidé que j'ai continué à dessiner et que je ne me suis plus arrêté. »
A l’époque où il se trouve au Canada, on se déchire en France autour du mariage pour tous. Il en garde un souvenir ambivalent : « Je voyais ça de loin dans un pays qui lui avait voté le mariage pour tous depuis plusieurs années et ne comprenait pas du tout ce qui se passait en France. Et moi je vivais dans un autre espace-temps, tout en étant complètement concerné par ces sujets. J'aurais aimé pouvoir le vivre physiquement, pouvoir aller en manifestation, pouvoir aller faire corps. Mais la violence a traversé l'océan. Les contenus, les vidéos, les émissions, les rediffusions des messages, etc. Ce que je voyais en ligne aussi, c'était des choses qui étaient extrêmement violentes comme pour beaucoup de gens. Mais d'être loin, ça a rajouté quelque chose d'un peu moins réel. »
La bascule MeToo
En 2017, le phénomène MeToo représente un tournant pour lui. Ou une évolution, au moins. « Je vois la déflagration féministe qui, dans son sillage, aussi ouvre des brèches pour les combats queers. MeToo m'aide aussi à comprendre, à travers des combats féministes, ce que je vis moi en tant que gay dans un monde patriarcal. Et donc m'ouvre aussi à des auteur.ices qui écrivent sur ces questions, à des publications, à des documentaires, à des films. »
Il fréquente par ailleurs un garçon spécialisé dans l’histoire LGBT. « Il m'ouvre à tout un pan de mon histoire, de l'histoire de ma communauté à laquelle je n'ai jamais eu accès. Et donc là je me demande « qu'est-ce que moi je peux faire ? ». Parce que j'ai manqué de contenu, parce qu’il y a des choses qui m'ont échappé et sur lesquelles j’ai dû faire une croix. Et donc qu'est-ce que je peux faire aujourd'hui pour me réparer, aider d'autres personnes, transmettre aussi des choses que maintenant je connais mais que peut-être d'autres ne connaissent pas ? »
Le fruit de cette réflexion se matérialise en 2019 avec la parution du livre Les 40 LGBT+ qui ont changé le monde, une série de portraits écrits et illustrés de sa main, de Marsha P. Johnson à Jean Le Bitoux, en passant par Harvey Milk ou la photographe Zanele Muholi. Un deuxième tome suit un an plus tard. Cette publication « a changé beaucoup de choses », indique-t-il. D’autant que ça n’était pas gagné au départ. « C'est un projet qu'on m'a beaucoup refusé en maison d’édition, explique-t-il. On me disait que c'était communautaire, que ça n’allait intéresser personne, que c'était trop niche. Des choses que beaucoup de personnes qui produisent des contenus culturels queers entendent depuis des années. Mais je me suis quand même accroché et c'est l'édition indépendante qui m'a laissé cette chance. »
Comme beaucoup de ses projets, celui-ci a été motivé par l’impression d’un manque : « Je l'ai fait avec l'idée de départ que si je ne le fais pas, personne ne le fera. C'est assez caractéristique des groupes de la marge. C'est-à-dire que si on ne fait pas les choses, personne ne le fera pour nous. Littéralement. Si on ne propose pas d'autres narrations, si on ne produit pas d'autres récits communautaires, rien ne changera. ça vient de nous. Il ne faut pas attendre que ça vienne des autres ».
Il en retire un bénéfice personnel : « Ce sont tous ces portraits qui, mis bout à bout, m'ont aussi permis de gagner du temps, sur ma propre vie, sur le présent. Le passé permet en fait de mieux comprendre et mieux vivre le présent et imaginer aussi un autre futur. » Signe que le diagnostic qui les a précédé était juste, ses deux ouvrages, qu’il a décliné en conférence, ou formations, ou expositions continuent à vivre. Une réédition intégrale doublée d’une mise à jour devrait paraître aux environs de juin prochain.
De nouvelle choses à dire
Pédés, qui sort en 2023, vient lui aussi combler un vide. En cherchant des textes ou des livres choraux comme il peut en exister sur le féminisme, Florent Manelli n’en trouve pas. « De la même manière que pour les 40 LGBT+, je me suis dit que si ça n'existe pas, il faut absolument le faire. Et puis il y a tellement de voix que je lis dans des articles, que j'écoute dans des podcasts de gays contemporains qui ont des choses à dire, en dehors d'Edouard Louis, Abdellah Taïa, Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie, qui ont des choses eux aussi très intéressantes à dire, mais on ne peut pas se contenter de cinq personnes, ou de Guibert et Dustan, même si je les aime beaucoup aussi. Il y a quand même de nouvelles choses à dire, d'autres points de vue, d'autres narrations, il y a encore d'autres choses à réinjecter dans ces vies pédés. »
A sa sortie, le livre rencontre un bel écho, qui le laisse « hyper ému ». Et il en tire un enseignement. « Les textes qui ont été écrits et la manière dont on a réussi à tisser le fil de ces narrations-là m’ont permis de réaliser qu'il pouvait y avoir des solidarités gays. Là où les gays sont quand même éduqués et élevés pour être mis en concurrence. C’est comme Highlander quoi, il ne peut y avoir qu'un seul pédé dans un groupe. » Celui lui a appris, poursuit-il, à « faire confiance, accepter des points de vue divergents, accepter une forme d’unicité mais qui n'est pas enfermante ». « On peut faire corps ensemble sans être d'accord sur tout, mais le groupe existe. Et donc, de fait, c'est créer une solidarité et créer un espace avec ce livre aussi, dans lequel notre pensée, nos mots, ce rapport au monde, en particulier, peut exister », conclut-il.
Redonner à l'amour sa dimension politique et historique
Son dernier projet en date, c’est une collaboration au livre Love Stories. Il est arrivé dans l’aventure grâce à un autre perpignanais, Christoper Davin. En plus des quinze portraits qu’il rédige à partir des podcasts Paint, il livre un long et passionnant texte sur l’histoire de l’amour LGBT. Un challenge pour lui : « C’était un sujet sur lequel j'étais assez cynique et que j'ai longtemps trouvé assez dépolitisé à coup de grandes phrases du type « love is love »… » Il a relu A propos d’amour de l’écrivaine féministe bell hooks et il s’est replongé dans les récits de celles et ceux qui avaient exploré ces questions avant, afin de donner à l’amour « une dimension politique et historique » et « de l’interroger, de lui redonner aussi cette capacité de résistance dans un monde qui cherche à nous effacer ».
L’enjeu pour lui c’était de « redonner un peu de forme littéraire à des interviews de couples, de troupes dont les propos ont été recueillis par Aline et Cédric [Feito, les deux créateurs de Paint], et qui racontent chacun, chacune aussi une expérience LGBT parmi des milliers et des millions. » Il y a les couples célèbres comme Dave et Patrick Loiseau, Marc-Olivier Fogier et François Roelants ou des anonymes. Ces histoires, ajoute l’auteur, ne constituent pas un « catalogue », « mais c'est une expérience qui permet de balayer des grands enjeux queer dans un livre qui se veut grand public et avec une approche visuelle hyper importante. »
« On résiste »
Si on élargit le scope, il porte un regard inquiet sur les défis que nos communautés doivent affronter : « Il y a beaucoup de belles choses qui se font, face à des obscurantismes qui grandissent sans cesse, qui semblent inarrêtables. Je dis bien qui semblent. Donc on résiste à un coût qui est assez élevé pour notre santé physique, matérielle, mentale, etc. Mais on résiste. Je trouve qu'il y a toujours une créativité queer qui moi me fascine. Il y a un humour aussi qui est toujours là, que je vois beaucoup sur internet, mais qui existe et qui moi me fait du bien, qui me laisse penser qu'en tout cas on aura au moins toujours ça. »
Il s’illumine quand on lui parle de son chien, aperçu sur son Instagram. Il s’appelle Scratch, c’est un teckel nain à poils courts de 3 ans et demi « noir et feu ». Parce qu’on ne se refait pas, il livre une réflexion sur le rapport des personnes queers à leur animal : « Ça m'a beaucoup interrogé sur mon rapport à l'animal domestique en l'occurrence. Je me suis retrouvé dans des soirées avec des lesbiennes et des gays, on parle de nos chats et de nos chiens, mais c'était interminable. Tout le monde se montre des photos, il y a un truc, une tendresse, qui m’a beaucoup interrogé. Sur aussi, en miroir, des réflexions qu'on peut se prendre, du genre, « vous n'aurez jamais d'enfants, donc vos animaux c'est vos bébés ». Et même si ça ne nous aurait pas empêché d'être parents, si tu dis que c'est nos enfants, bah ouais ça va être nos enfants. Et je trouve que c’est assez beau. »
Photo de une: Xavier Héraud
Photo Florent Manelli et Scratch: Das Knup.
Love Stories, de Aline & Cédric Feito, Florent Manelli, éd. Grund, 232 pages, 39,95€
Cet article a été publié dans Strobo N°36