Queer tube : Little Richard, Tutti Frutti

Patrick Thévenin

En 1955, le jeune musicien extraverti fait d’un hymne à la sodomie un standard légendaire du rock & roll.  

Considéré comme un des inventeurs du rock, avec sa silhouette élancée – malgré son surnom de « little », il mesurait 1m80 –, ses chemises aux imprimés criards, ses cheveux dressés en pompadour et sa moustache fine comme un trait de crayon, Little Richard avait une allure folle, en plus d’avoir un talent de génie ! 
Né dans le sud des Etats-Unis en 1932, Richard Wayne Penniman est élevé, comme la plupart des enfants afro-américains de l’époque, au son du gospel des offices religieux où sa famille se rend tous les week-ends. Mais son père voit d’un mauvais œil les attitudes efféminées de son fils, comme sa voix haut perchée. Dans son autobiographie, Little Richard raconte comment  son paternel lui a un jour déclaré : « mon père a eu sept fils, et moi aussi je voulais sept fils. Tu as tout gâché, tu n’es qu’une moitié de fils ». Résultat, il se fait foutre dehors de la maison familiale à l’âge de treize ans. Il est encore ado quand il se fait remarquer par une chanteuse de gospel qui lui met le pied à l’étrier : il sera chanteur, mais surtout un performer hors-norme. Il se produit dans des spectacles clandestins de drag-queens, où sa prestance et son énergie sur scène font fureur, notamment lorsqu’il se met à s’époumoner sur Tutti Frutti. Une chanson crue, aux paroles qui évoquent la sodomie entre hommes, et fait fureur, notamment grâce à son refrain – Awop-bop-a-loo-mop-alop-bam-boom – devenu, au fil des années, le gimmick du rock & roll par excellence. Repéré pour son talent fou par les maisons de disque, et alors qu’il vient de sortir ses premiers singles en vinyle, sa chanson Tutti Frutti tombe dans les oreilles d’un producteur de la Nouvelle-Orléans qui réalise qu’il tient là un énorme tube. Petit souci, les sous-entendus gays et triviaux de la chanson – on est à une période où l’homosexualité est interdite aux Etats-Unis – compromettent totalement son succès public. Il faut dire que Little Richard n’y a pas été avec le dos de la cuillère avec les paroles : « Tutti Frutti, bon derrière - Si ça rentre pas, forcez pas - Mettez de l’huile, et c’est offert - Tutti Frutti, bon derrière - Si c’est serré, c’est agréable - Et si c’est huilé, ça se laisse faire. » Sans compter sur le titre – tutti frutti dans l’argot américain de l’époque désigne un pédé – qui ne laisse aucune place au doute. Histoire de ne pas ruiner le potentiel commercial de la chanson, et d’éviter le scandale, une parolière est appelée à la rescousse pour réécrire les textes de manière à les rendre moins sexuels et plus hétéros. C’est ainsi que l’hymne à la sodomie devient plus sage : « Tutti Frutti, tout baigne - Tutti Frutti, tout baigne - J’ai une amie qui s’appelle Sue - Elle connaît très bien mes goûts - Elle se balance à gauche, elle se balance à droite - C’est la fille que je préfère. »
Sorti en 1955, Tutti Frutti connaît un engouement populaire sans pareille, se classe tout en haut des charts, marque la naissance du rock & roll et va être reprise ensuite par Elvis Presley, les Beatles, Elton John ou le groupe Queen, qui va en faire un des obligés de ses concerts.

Devenu une célébrité qui évoque ouvertement ses frasques sexuelles (il se déclare en fonction des jours gay, bi ou hétéro), ses orgies nocturnes ou ses penchants pour la cocaïne et l’alcool, Little Richard va toute sa vie lutter contre sa propre homophobie intériorisée et autres démons, car, il faut bien le reconnaître, s’avouer ouvertement gay à l’époque est plus qu’un acte de bravoure. En 1957, peu de temps après le succès planétaire de Tutti Frutti, Little Richard, au faîte de sa gloire, annule une tournée en Australie et se proclame missionnaire de la congrégation évangélique Church of God, tout en affirmant ne plus chanter que du gospel, et non plus du rock, une musique profane condamnée par l’église. 
Même s’il reviendra au style qui a fait sa renommée des années plus tard, le performeur légendaire entretiendra toute sa vie une relation houleuse et complexe avec sa sexualité qu’il considérait comme « satanique », multipliant les déclarations contraires, passant aussi bien d’un « j’ai été gay toute ma vie, et je sais que Dieu est un Dieu d’amour, pas de haine » à « l’homosexualité est contraire à la nature ». Retiré avec sa fortune dans sa maison du Tennessee, il s’éteint le 9 mai 2020 à l’âge de 87 ans, laissant tout un héritage sans lequel des figures de la musique comme Jimi Hendrix ou Prince n’auraient jamais pu voir le jour.

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