La BD « Randy Shilts ou la fake news du patient zéro » revient sur la création d’un des mythes les plus néfastes de l’histoire du VIH/sida: celui qui a fait d’un steward canadien le « patient zéro » importateur du virus aux Etats-Unis. L’occasion de se pencher sur le sujet.
Randy Shilts et Gaëtan Dugas avaient au moins une chose en commun, en dehors de leur homosexualité : ils voulaient être des stars. D’une certaine manière, ils y sont parvenus tous les deux lorsque le premier a désigné le second comme le « patient zéro » qui a « importé » le VIH aux Etats-Unis, dans son livre And the band played on. C’est cet épisode que raconte la bd Randy Shilts ou la fake news du patient zéro. Alors de quoi s’agit-il ?
Son nom ne vous dira peut-être rien, mais Randy Shilts, c’est le premier journaliste ouvertement gay à travailler pour un journal mainstream aux Etats-Unis, le San Francisco Chronicle, qui l’embauche en 1981. Un an plus tard, il se fait un nom en publiant une biographie importante d’Harvey Milk, Le maire de Castro Street, qui a donné lieu à un documentaire (The Times of Harvey Milk, en 1984) et, bien plus tard, un film de Gus Van Sant (Milk, 2008).
Aux avants-postes de l’épidémie de VIH
En tant qu’homme gay vivant à San Francisco au début des années 80, Shilts se trouve aux avant-postes des débuts de l’épidémie de VIH/sida. Il couvre régulièrement le sujet pour son journal et décide d’en faire un livre. Avec plus de 1000 interviews, il raconte comment l’épidémie s’est développée aux Etats-Unis. Le livre qui paraît en 1987 s’intitule And the band played on… Une référence à l’orchestre du Titanic, qui a continué à jouer alors que le bateau s’enfonçait dans les eaux glaciales de l’Océan Atlantique.
Dans ce livre, il présente toute une galerie de personnages dépeints tantôt comme des héros, tantôt comme des « méchants ». Dans la première catégorie, des médecins ou des acteurs communautaires, dans la seconde, les autorités sanitaires et politiques, qu’il accuse — à juste titre — d’avoir permis à l’épidémie de se développer parce qu’elle touchait principalement des hommes gays.
Dans ces 600 pages d’enquête, une figure revient sporadiquement, un steward québécois, qu’il classe très clairement chez les “méchants”. Ce dernier se nomme Gaëtan Dugas. Né en 1952, il rejoint Air Canada en 1974. Ce qui frappe tous ceux qui le rencontrent c’est d’abord sa beauté. Avec sa crinière blonde, sa fine moustache et son physique de jeune premier, il plaît et il en profite en multipliant les aventures. Il confie d’ailleurs à un ami qu’il a un projet : coucher avec un homme différent chaque soir. Comme steward, il voyage énormément au Canada et se rend aussi souvent aux Etats Unis à New York ou San Francisco. La deuxième chose qu’on remarque chez lui, c’est qu’il ne se cache pas d’être gay. Il est visible, flamboyant, à une époque où la norme reste de se cacher.
En 1980, des taches violacées apparaissent sur son corps. On lui diagnostique un cancer rare de la peau, avec un nom étrange : le sarcome de Kaposi. Il vient se faire soigner à New York. Ce n’est que l’année suivante, où plusieurs cancers de ce type sont détectés chez des hommes gays que l’on commence à suspecter une maladie commune. Les médias parlent de « cancer gay », ou « syndrôme gay ». Du côté des scientifiques, on appelle ça d’abord GRID (Gay-Related Immune Deficiency), puis à partir de 1982, on lui donne son nom définitif : Aids, ou sida en français. Un chercheur d’Atlanta, William Barrow tente de comprendre comment l’épidémie se diffuse avec l’aide de schémas de « clusters ». Il a l’intuition d’une transmission sexuelle quand trois patients qui ne se connaissent pas indiquent avoir couché avec le même homme, un beau steward québécois. Dans les clusters, celui qui était le « patient 57 » est désormais désigné comme le « Patient O » (la lettre O pour Out of California). Ils finissent par obtenir son nom. Gaëtan Dugas se montre très coopératif. Il note ses relations sexuelles dans un carnet et fournit 72 noms aux scientifiques. Un peu plus tard, il se rend au centre des maladies infectieuses d’Atlanta pour donner de larges échantillons de son sang. Grâce à son aide, l’hypothèse se confirme peu à peu, la transmission sexuelle semble bel et bien exister. Gaëtan Dugas meurt en 1984 des suites du sida.
La création du « patient zéro »
Randy Shilts, qui écrit très régulièrement sur l’épidémie, tombe sur le cluster du Patient O. Comme d’autres, il transforme le O en 0, et le Patient O devient le Patient zéro. Le journaliste cherche à tout prix à obtenir son nom. Les scientifiques refusent. Shilts s’obstine, car il croit que c’est en nommant les personnes qu’on parviendra à impacter les consciences. Il finit par identifier Gaëtan Dugas et part enquêter à Vancouver, la dernière ville où le steward a vécu. Il rencontre aussi les médecins qui l’ont suivi. L’une d’elles, Selma Dritz, affirme avoir conseillé à Gaëtan Dugas d’arrêter d’avoir des rapports sexuels. Il l’aurait alors envoyé paître et lui aurait répondu qu’il faisait comme bon lui semble. Cette médecin et Shilts interprètent cela comme une volonté de vouloir contaminer sciemment ses partenaires. Le journaliste tient sa figure de « méchant ».
Mais cette histoire aurait pu être noyée dans le livre sans un coup marketing délibéré. Avant la sortie du livre, son éditeur explique à Randy Shilts qu’aucun journal ou magazine ne veut le chroniquer. Après avoir consulté des spécialistes en marketing, il lui conseille une stratégie déplaisante mais qui promet d’être efficace : contacter le New York Post, le journal le plus homophobe du pays, en lui vendant l’histoire du « Patient zéro », cet homme gay canadien (donc étranger) qui a contaminé les américains. D’abord très réticent, Shilts finit par accepter. Le journal mord à l’hameçon et titre en Une « l’homme qui nous a donné le sida ». A partir de là, les choses s’enchaînent. Le journaliste multiplie les interviews. La célèbre émission 60 minutes consacré un sujet à Gaëtan Dugas. Shilts et Selma Dritz, la médecin californienne, y sont interviewés et réitèrent leurs accusations. Harcelée par les journalistes, la famille du steward se mure dans le silence (ce qu’elle continue à faire aujourd’hui). La presse qualifie Dugas de « sociopathe », « pire que Jack l’éventreur ». Un mythe est né. Les politiciens conservateurs américains n’hésitent pas à se servir de cette histoire pour criminaliser les malades, trop heureux de pouvoir utiliser une figure de gay malfaisant.
Problème : c’est totalement faux. Sur l’aspect transmission déjà : les schémas de cluster ont été établis alors qu’on ne connaissait pas la période d’incubation du VIH, qui peut être de 10 ans. Il était donc impossible de prouver que Gaëtan Dugas ait contaminé un homme avec qui il avait couché deux ans plus tôt et qui présentait les symptômes d’une maladie opportuniste. A l’époque où il fait son livre, Randy Shilts sait cela mais choisit de rester sur sa thèse du « patient zéro ».
Une étude de 2016 exonère totalement le « patient zéro »
Il faut hélas attendre 2016 pour qu’une étude publiée dans la revue Nature exonère définitivement le steward québécois. A partir de l’analyse du sang de Gaëtan Dugas et de celui d’autres patients, les chercheurs ont pu déterminer que le virus était présent à New York dès le début des années 70. Au moment où Gaëtan Dugas a été infecté il y avait déjà probablement des milliers de personnes qui l'étaient déjà aux Etats-Unis.
Depuis, la réhabilitation du steward se poursuit. En 2017, Richard A. McKay, qui a participé à l’étude de Nature publie Patient Zero and the Making of the AIDS Epidemic. Ce livre inspire un documentaire bouleversant, Killing patient zero, de Laurie Lynde, sorti en 2019. Les amis et les anciens collègues de Dugas y peignent un portrait bien éloigné de celui du « sociopathe ».
S’il y a bel et bien eu une réticence des hommes infectés à changer leur comportement à l’époque, elle s’explique de deux manières. Tout d’abord, la transmission sexuelle n’a pas été formellement établie dès le début. Et ensuite, les gays n’avaient pas une confiance absolue dans le corps médical, qui quelques années encore auparavant considérait l’homosexualité comme une maladie mentale.
Dans le documentaire, l’auteur Richard Berkowitz explique aussi l’état d’esprit de l’époque par un certain fatalisme : « Tout le monde pensait que quelle que soit l’origine de ce mal, je l'ai déjà et tu l’as probablement déjà aussi. Tout le monde pensait que c’était déjà trop tard. C’est la raison principale pour laquelle beaucoup d’hommes gays n’ont pas adopté des pratiques de safe sex quand c’est sorti. Ce n’était pas ce portrait noir et diabolique que Randy a créé.»
Par ailleurs, Richard A. McKay montre que Gaëtan Dugas a fini par réduire le nombre de ses partenaires sexuels : « Dans son livre Shilts voulait que le personnage de Dugas représente ceux qui refusaient de changer leur comportement ; il est important que les lecteurs ne confondent pas ce personnage avec l’homme réel, et parfois patient, qui a bel et bien changé pendant cette période. »
L’histoire du patient zéro et son traitement par les médias ont valu à Randy Shilts de nombreuses critiques au sein de la communauté gay. Il se faisait régulièrement insulter dans la rue ou lors de prises de parole publiques. Après And the band played on, il a publié un livre sur les militaires gay et lesbiennes dans l’armée américaine. Il est mort du sida en 1994, dix ans après Gaëtan Dugas.
Si cet épisode restera une tâche indélébile sur son œuvre, il ne doit pas occulter tout le reste : avec ses articles et ses trois livres, Randy Shilts reste un grand nom du journalisme. Mais un grand journaliste n’en demeure pas moins un humain, et donc faillible. C’est ce que rappelle la BD Randy Shilts ou la fake news du patient zéro.
Randy Shilts et la fake news du patient zéro de Clément Xavier (scénario) et Heloïse Chochois(dessins) 23 €, édité chez Glénat.