Pour l’anniversaire de ses quarante ans, ce classique absolu de la culture queer, ressort en version augmentée et magnifiée, prouvant l’intemporalité de ce disque poignant.
Le 7 juin 1984 à Top of the Pops, l’émission musicale anglaise qui fait et défait les tubes de l’époque, le passage de Bronski Beat en direct va marquer profondément l’Angleterre qui découvre le morceau Smalltown boy, sans réaliser que ce tube va devenir un absolu de la culture gay, mais pas que. Alors que l’époque est aux excentricités vestimentaires - on est en pleine explosion de la new-wave et des Nouveaux Romantiques qui dansent toutes les nuits sapées comme jamais au Blitz - la prestation de ces trois jeunes mecs habillés normcore avant l’heure - jean, t-shirt, et cheveux rasés - est un geste politique rare pour l’époque. Le trio Bronski Beat a choisi de ne pas cacher son homosexualité, à une époque où Boy George se dit gay, Wham ! se trémousse mais aime les filles, Elton John est au placard pour ne pas saborder sa carrière, et de montrer une vision plus « prolo » de l’homosexualité. « Tout le monde le savait déjà, nous n’avions aucun secret sur notre sexualité, déclarera plus tard Jimmy Somerville. Beaucoup de gens ne se sentent pas à l’aise parce qu’ils se sentent piégés dans des communautés dans lesquelles ils ont grandi, ils n’ont pas envie d’écouter ceux qui leur ont dit toute leur vie quoi faire et comment le faire, ils veulent s’éloigner de tout ça. » C’est ce malaise, parfaitement mis en scène dans Smalltown boy, de sa mélodie vénéneuse à ses paroles universelles, de son clip ultraréaliste à la puissance vocale de Jimmy, qui va rendre universel ce morceau, élargissant sa portée au-delà de la communauté gay, faisant résonner son message d’émancipation jusqu’à aujourd’hui.
Jimmy Somerville est né en Ecosse le 22 juin 1961, il grandit à Ruchill, un quartier de Glasgow dans une famille de la middle-class. A 18 ans, fatigué de la petite scène gay locale et du Shuffle, le club où il danse toute la nuit sur Donna Summer ou Sylvester, ses deux idoles, il prend un ticket sans retour pour Londres. Il se prostitue, traîne dans des squats, et s’investit très vite dans des assoces LGBTQ+, où il acquiert une fibre militante qui ne le quittera jamais de la vie.
C’est au hasard des rencontres qu’il fait la connaissance de Steve Bronski et Larry Steinbachek, deux jeunes gays qui comme lui ont fui leur ville natale. Abasourdi par la voix de Jimmy qu’ils découvrent alors que ce dernier compose un morceau pour un documentaire où de jeunes ados gays et lesbiennes interrogent les passants à propos de l’homosexualité, ils montent un groupe, sans avoir véritablement de plan de carrière. Ce sera Bronski Beat en clin d’œil au groupe Roxy Music. Ils font quelques apparitions live, à peine une dizaine, au club The Bell, un lieu alternatif queer, avant d’être très vite repérés par le label London Records qui les signe immédiatement. Alors que le producteur Trevor Horn, qui a concocté l’immense Relax de Frankie Goes To Hollywood sorti la même année que Smalltown boy, et censuré par la BBC, manifeste son désir de travailler avec le trio, c’est Mike Thorne qui va s’occuper d’enregistrer leur premier album : The Age of consent. Responsable du succès immense de Tainted love du groupe Soft Cell, Mike Thorne va mieux que personne magnifier l’univers du groupe, partagé entre la Hi-NRG de Sylvester, le disco de Donna Summer, deux artistes sur lesquels Jimmy a appris à chanter, et le sentimentalisme façon Broadway d’un George Gershwin, le tout sublimé par la voix pure et cristalline, à nulle autre pareille, de Jimmy Somerville. Age of consent, le premier album de Bronski Beat qui sort le 15 octobre 1984, arbore fièrement son côté militant avec un triangle rose (le douloureux symbole que les nazis faisaient porter aux homos déportés) en le renversant, pointe en l’air, comme un énième doigt d’honneur en forme de réappropriation de l’insulte. Why ?, le single qui succède à Smalltown boy, voit le trio aborder de front la Hi-NRG, cette variation ultra-gay du disco, avec une rythmique au galop, des synthés qui brillent, et des paroles qui fustigent la fameuse loi Section 28 qui interdit la "promotion" de l’homosexualité à l’école à grands coups de Why ?. Le reste de l’album, entre ballades sentimentales et jazzy comme It ain’t necessarily so ou heatwave, étrangetés électroniques comme Screaming ou reprise mémorable, chœur de folles à l’appui, du I feel love de Donna Summer, peine à retrouver la magie et l’équilibre parfait de Smalltown boy ou l’énergie contagieuse d’un Why ?. Pour autant, loin des gimmicks synthétiques et sautillants et des postures fashion de la new-wave de l’époque, The Age of consent révèle aujourd’hui encore mieux ses saveurs et son équilibre parfait entre mélancolie chevillée au corps et bouffée de poppers. Débordé par le succès, Jimmy Somerville qui n’a jamais rêvé d’être une pop star, quitte le groupe alors que Bronski Beat doit assurer la première partie de la tournée américaine de la jeune Madonna qui fait ses débuts. Steve Bronski et Larry Steinbachek essaieront, avec Hundreds & thousands, un second disque décevant, de continuer l’aventure Bronski Beat, mais sans la voix de Jimmy tout s’écroule ! De son côté, Jimmy, avec le musicien Richard Cole (qui finira pasteur) va prendre une tournure plus orchestrale, et assumer son goût pour le cabaret comme pour le disco, pour les bars enfumés comme pour les dancefloors des clubs gays, en les mélangeant sur le premier album des Communards et sa cover épique et camp, longue de 22 minutes, du Don’t leave me this way de Thelma Houston.
Le 18 octobre prochain, 40 ans après sa naissance, The Age of consent ressort une énième fois, dans une des versions les plus luxueuses et riches de sa carrière, sous forme de quatre cédés remasterisés, d’un double DVD, accompagnés d’un livret retraçant l’histoire du disque, de versions inédites et de démos, qui devrait faire le bonheur des fans. Mais surtout, Smalltown boy et Why ?, les deux plus gros tubes de l’album, confiés à de nombreux artistes queer - de Planningtorock à Absolute, de Neil Tennant des Pet Shop Boys à Perfume Genius, de The Knocks à Superchumbo - prouvent, revisités avec un immense respect, à la fois leur intemporalité et leur importance dans l’histoire de la pop-music et du militantisme queer.