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Didier Roth-Bettoni : « j’ai toujours eu le syndrome de l’imposteur »

Xavier Héraud

Figure du journalisme et du cinéma LGBT depuis plus de 30 ans, Didier Roth-Bettoni lance une collection de littérature érotique queer au sein de la maison d’édition La Musardine. Retour sur son parcours et une vie professionnelle au service de nos communautés.

Le syndrome de l’imposteur ne concerne-t-il que ceux qui n’en sont pas ? La conversation avec Didier Roth-Bettoni, en vue de faire son portrait contribue à vérifier cette hypothèse. Celui qui aura été journaliste, commissaire d’exposition, auteur, a ajouté récemment une corde à son arc déjà bien fourni : directeur de collection à La Musardine, la maison d’édition spécialisée dans l’érotisme. La collection se nomme Prismes et s’ouvre avec Midi-Minuit Sauna, le livre de Lucien Fradin, qui sortira le 17 octobre (voir encadré). L’occasion de dresser le portrait de celui qui est bien plus que le monsieur Cinéma LGBT auquel on pourrait le réduire.

Né en 1967, Didier Roth-Bettoni a grandi dans la petite ville de Morteau dans le Doubs. Etait-ce difficile de se découvrir gay à cette époque-là et en ce lieu là ? « Pas vraiment », répond-il, puisqu’il n’avait même pas conscience de l’être. 
« J'étais forcément gay, mais je ne formulais pas du tout comme ça. Dans ma tête, ce n'était pas du tout clair. Et ce n'était même pas présent. En fait, je ne savais pas que ça existait, donc je ne pouvais pas me définir en tant que tel. Quelquefois, des insultes ou des trucs, des mots que je ne comprenais même pas, tapette pédé. Ça ne correspondait à aucune réalité pour moi par rapport à ce qui m'était renvoyé. Juste que ce n'était pas super sympathique, mais ça s'est jamais allé très très loin et je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir été agressé par rapport à ça. J'ai été très long à vraiment conscientiser les choses. »
Son amour du cinéma, central dans sa vie et sa carrière professionnelle, n’est pas à chercher du côté de sa famille.  « Je ne connaissais rien au cinéma. J'étais vraiment dans une petite ville, dans une famille où la culture n'avait pas beaucoup de place, voire pas de place du tout. Et le cinéma, pour moi, jusqu'à 14-15 ans, c'était les films Disney, les films avec Belmondo, Flashdance, etc. » 
Le déclic arrive au lycée. Interne à Pontarlier, il n’a pas grand chose à faire et pour tuer le temps, s’inscrit au ciné-club hebdomadaire de la ville « sans trop savoir ce que c’était ». « Il était animé par un homme incroyable qui était un aveugle. Qui connaissait tous les films par cœur, sans plus les voir. Il pouvait raconter des films de façon absolument incroyable. Et il y avait une programmation vraiment très étonnante. » Un jour le ciné-club programme une rétrospective Ettore Scola, grand réalisateur italien des années 60-70, à qui on doit notamment Une journée particulière avec Marcello Mastroianni et Sophia Loren. Et le réalisateur est présent. C’est un choc : « J'ai été à la fois ébloui par la façon dont il parlait du cinéma, de son cinéma, et puis par les films. C'est là que ça a commencé. Et après, c'est devenu un peu obsessionnel chez moi. »

Après le lycée, il s’inscrit en droit à Besançon — « on ne saura jamais pourquoi », plaisante-t-il. Il ne fait que trois semaines de cours et passe le reste de l’année dans les salles obscures. « Je pense que j'ai vu pendant cette année-là à peu près tous les films qui sont passés à Besançon. Mais vraiment tous. Du chef-d'œuvre à la merde de 18ème zone. Je ne vivais que pour ça, que par ça. Ça a été vraiment une année très formatrice d'une certaine façon. » Et quand il n'est pas au cinéma, il regarde des films chez lui sur son magnétoscope. 

Le journalisme, sans grand enthousiasme

Ayant compris que les études longues ne seront pas son truc, il s’inscrit à l’IUT de journalisme de Tours. Sans grand enthousiasme : « je ne suis pas sûr que le journalisme ait été une vocation absolue. Ça a été plus une occasion, parce que j’aimais bien écrire. C'était aussi une sorte de défi pour moi. Parce que j'étais extrêmement timide. » Mais l’IUT prépare plutôt à la PQR et lui rêve de Paris et de presse cinéma. À la fin de sa formation, il fait donc un stage à la prestigieuse Revue du cinéma. Ça se passe bien et on lui propose d’être intégré comme secrétaire de rédaction. Au même moment, l’armée l’appelle pour son service militaire, il décide de faire son objection de conscience à la revue. « Et c'est là que j'ai rencontré mon mari, ça fait 35 ans. », précise-t-il. A l’issue de son objection, il est embauché comme secrétaire de rédaction et pigiste. Il en deviendra ensuite le rédacteur en chef, jusqu’à la fermeture du magazine en 1994. 
Entretemps, il a commencé à travailler pour la presse gay. Il pige sur le cinéma pour le gratuit Ilico, publié par le groupe du même nom, qui appartient à Jacky Fougeray. Lorsque La revue du cinéma cesse sa parution, le groupe Illico le recrute à plein temps. 
Toujours en écrivant pour le gratuit gay, Didier Roth-Bettoni participe à la création d’Idol, « une sorte de féminin gay, qui se voulait toutes proportions gardées, avec beaucoup moins de moyens, un concurrent de Têtu ». Par la suite il est l’un des trois rédacteurs en chefs d’Ex aequo,  une « revue plus intellectuelle, plus culturelle, plus politique, gay et lesbienne »
Ex aequo, malgré ses qualités, s’arrête au bout de trois ans. Le journaliste prend alors en charge la refonte d’Illico et en devient le rédacteur en chef jusqu’à la disparition du magazine en 2007.  En parallèle, il écrit pour des journaux aussi divers que Phosphore (pour les ados) que Notre temps (pour les personnes âgées). 

L’homosexualité au cinéma

Au milieu des années 2000, il ressent l’envie de faire se rencontrer son amour du cinéma et son intérêt des questions LGBT : « Je me rends compte que ces deux chemins, j'ai envie de les faire se rencontrer, de trouver un carrefour pour les faire exister ensemble. » L’envie se concrétise lorsque la maison d’éditions La Musardine, spécialisée dans le contenu érotique hétéro, lui propose de participer à un livre collectif sur le cinéma X. « On me propose d'écrire le chapitre sur le cinéma X gay, mais aussi un chapitre sur le cinéma porno des années 70, qui sont deux sujets qui m’intéressent. A la fin de ce projet-là, ils me demandent si j'ai un projet personnel, que j'aimerais faire chez eux. Je leur propose alors de faire un livre qui s'appellerait L'homosexualité au cinéma. Il y avait eu un seul livre sur les représentations, on ne disait pas encore LGBT à l'époque, au cinéma, qui était de 1984, qui était épuisé, il était un peu daté en plus, dans les références qu'il pouvait porter. »

Ce projet illustre un trait de caractère chez lui  : « je me rends compte  avec le temps que je ne pense pas être toujours le meilleur pour faire les choses, mais je ne supporte pas que les choses qui me tiennent à cœur ne soient pas faites. Donc quand je vois que personne ne fait les choses, je me dis tant pis, je vais essayer de les faire, et puis après, que les autres se débrouillent avec, pour faire mieux, ou faire autre chose. J'aime bien essayer de combler les manques. » 
Il s’attèle à l’écriture de ce livre somme, « sans imaginer que ça prendrait l'ampleur que ça a pris par la suite » :  800 pages, 6000 titres évoqués, plus de 5 ans d’écriture. A sa sortie en 2007, ce livre le propulse directement comme référence du cinéma LGBT en France. 

Directeur artistique de Chéries Chéris

Avec une conséquence très concrète : un an après la sortie du livre, David Diblio et Florence Fradelizi qui s’occupent du Festival du film gay et lesbien de Paris souhaitent passer la main. C’est à lui qu’on propose de prendre la suite. Il devient directeur artistique du festival, qui sous son impulsion, change de nom et devient Chéries Chéris. Une expérience dont il garde un souvenir mitigé : « j'aime bien les nouvelles aventures. Je l'ai fait pendant deux ans. Je ne peux pas dire que ce soit l'expérience professionnelle que j'ai préférée. J'ai éprouvé un certain nombre de mes limites dans ce poste-là. J'y ai pris un certain plaisir. J’ai pris pas mal de baffes. Mais c'était intéressant à vivre et à tenter. »
Son histoire avec les festivals du films LGBT ne fait que commencer. Il devient le parrain du Festival Ecrans Mixtes à Lyon et fait régulièrement la tournée des festivals de films LGBT en France ou à l’étranger pour une conférence, une présentation ou pour être membre du jury.
Après ses deux saisons à Chéries Chéris, il a l’opportunité avec son mari de racheter une librairie dans le Morbihan. Ils quittent tous les deux Paris. « J'ai adoré ces deux ans qu'on a passés ici. J'ai adoré ce travail, j'ai adoré le rapport avec les gens, j'ai adoré parler d'autre chose que d'homosexualité ou que de cinéma, j'ai adoré me confronter à d'autres vies, à d'autres centres d'intérêt, à d'autres vies. C'était un autre rythme. Tout était très différent. » L’homme de sa vie apprécie moins. Après deux petites années, ils quittent le Morbihan et partent s’installer à Sens, en Bourgogne, pour se rapprocher de Paris. 
Pour Didier, c’est l’occasion de se lancer dans un travail d’introspection. Il ne veut plus être journaliste ou travailler dans le cinéma. Il doit se réinventer. Il fait une formation d’écrivain public, écrit quelques livres de commandes, sur La boum, le Festival de Cannes, les faits divers, mais aussi des livres plus LGBT sur le cinéma de Derek Jarman ou Philippe Valois.

Les années sida à l’écran

L’introspection semble porter ses fruits puisqu’il écrit le livre qui lui tient sans doute le plus à coeur aujourd’hui, Les années sida à l’écran (ErosOnyx Editions, 2017). « C'est le recommencement de quelque chose. Ça m'a relancé, professionnellement et intellectuellement. Ce livre, c’est le plus chargé pour moi. D'abord parce que c'est une partie de moi. Ce n'est pas un livre personnel, mais il y a des choses personnelles dedans. En tout cas, qui sont liées à une histoire qui est la nôtre. C'est aussi un livre qui lance des choses, qui ouvre des portes. Il sort en même temps que 120 battements par minute et que le livre d'Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m'a fait, donc une lecture de conjoncture, d’une tranche d'âge, d'une tranche de vie de nos communautés, qui se retrouve à ce moment-là sur ces questions-là qui n'étaient plus vraiment traitées. » 
Une personne qui travaille à France Culture lui souffle l’idée qu’il pourrait adapter son livre à la radio. « Je n’ai jamais fait de radio de ma vie. Et donc, je vais voir France Culture avec un projet de série documentaire autour des représentations du sida, pas seulement dans le cinéma, mais dans les différentes disciplines artistiques, etc. Et je fais quatre heures de documentaire pour France Culture, et ensuite, je vais en faire un certain nombre d’autres. Donc là aussi, c'est un beau travail, d’autres rapports humains. » 

Expositions

Son expertise sur le cinéma LGBT et les représentations artistiques du sida l’amènent ensuite à travailler sur des expositions. La plus spectaculaire est sans doute Champs d’amour, qui s’est tenue à l’Hôtel de Ville de Paris en 2019. Un succès : 50 000 personnes visitent cette magnifique retrospective de 100 ans de cinéma LGBT, dont il est l’un des commissaires. « C'est un moment important, parce que c'est un moment tellement intense. C'est une expo qui, normalement, aurait dû mettre deux ans à être pensée, à être mise en place, financée. Et on a eu six mois. Six mois d'intensité intellectuelle, à tous points de vue. Incroyable. Là aussi, c'est un truc que personne n'avait jamais fait, et que personne n'a refait depuis. Ça fait partie aussi des deux, trois petites choses dans ma vie où je me dis que ça fait plaisir d'être partie prenante d'un truc comme ça. Vraiment, c'est exaltant, mais valorisant. »
Il est également impliqué dans les expositions autour du VIH au Mucem à Marseille en 2021 et à Strasbourg en 2023. 

Parler des sexualités LGBT+ à travers la littérature
Et puisque c’était le prétexte de notre entretien, parlons de sa dernière activité en date, celle directeur de la collection Prismes à La Musardine. L’objectif de Prismes, c’est de donner à voir la littérature érotique queer d’aujourd'hui. Mais comment le faire au sein d’une maison d’édition plutôt identifiée comme hétéro ? « Avec Anne Hautecoeur (directrice de La Musardine) on se demande depuis un certain temps comment faire pour faire exister de la littérature LGBTQI dans ce cadre-là, indique-t-il. Et on a pensé que c’était le bon moment parce qu’il n'y a plus beaucoup de maisons d'édition purement LGBT aujourd’hui. Il y en a très peu qui parlent de sexualité. » La sexualité, c’est justement un sujet qui lui tient à cœur : « quand je dis que je me sens un petit peu, par moments, déphasé par rapport à nos communautés, à leurs problématiques, que ce soit sur le cinéma ou sur d'autres choses, c'est qu'aujourd'hui, la question centrale, et c'est une question importante, c'est la question de l'identité, et des identités. Mais je n'oublie pas que moi, ce qui m'a amené au militantisme, au travail, à mon travail, c'est plutôt la question de la sexualité. C’est toujours une question très prégnante, même si aujourd'hui elle passe un petit peu au second plan, pour plein de raisons tout à fait justifiables, mais pour autant, je n'ai pas envie que ces questions-là, des sexualités LGBTQI, soit totalement évacuées du champ de nos communautés. »

Mise à jour de « L’homosexualité au cinéma »

Côté projets personnels, il met actuellement à jour L’homosexualité au cinéma. Un chantier pharaonique tant les œuvres se sont multipliées. Il ne cache pas sa lassitude : « À chaque fois que j'ouvre une porte, ou j'ai le sentiment d'avoir un peu épuisé le sujet, ou je tombe sur quelque chose, soit un film que j’attrape à droite à gauche, soit un article, soit un bouquin, soit n'importe quoi qui m'ouvre de nouvelles perspectives. C'est une sorte de fuite en avant permanente. Mais bon, on va y arriver, j’espère ! »
Il évoque aussi des doutes : « j'ai beaucoup de doutes sur ce livre aujourd'hui sur ma légitimité aujourd’hui pour le faire encore. Je vois bien qu'il y a un certain nombre de problématiques qui sont celles portées par des cinéastes, mais aussi par des jeunes militants queer qui ne me sont pas étrangères, mais sur lesquelles je suis pas forcément extrêmement à l'aise. Des concepts ou des grilles de lectures qui sont pas forcément les miens. »

Syndrome de l’imposteur ? « J’ai toujours eu ce syndrome-là, concède-t-il. Comme beaucoup de monde. Ce livre a un peu apaisé ça.  Il m'a donné une légitimité que je ne me reconnaissais pas précédemment. Mais 20 ans après, quasiment, cette légitimité s'émousse. Enfin, je pense qu'il y a plein de gens qui ont des regards plus acérés… Je crois qu'à un moment donné, on n’est plus efficace. On n’est plus la bonne personne pour faire les choses. Je peux lancer ce travail et l'accompagner après pendant sa vie, pendant 2 ans... Et après, chacun fera bien ce qu'il veut. Et j'ai envie de passer à autre chose. Vraiment, j'ai besoin de passer à autre chose. »

Qu’on se le dise, sa carrière de Monsieur Cinéma LGBT, qui partage sa vie désormais entre la Bretagne et Montpellier,  touche à sa fin : « je me suis donné mes 60 ans donc dans trois ans, pour dire merci, vous êtes gentils, maintenant débrouillez-vous sans moi. Parce que pour moi, le cinéma LGBT, ça s'arrête dans trois ans. » 
On peut lui faire confiance, lui qui a souvent cherché à « combler les manques » au cours de sa vie professionnelle — et qui y est parvenu — pour trouver de nouveaux chantiers à défricher ou de nouveaux oublis à réparer. Car en toute honnêteté, on a connu des imposteurs bien moins efficaces.

Photos: Marie-Claire Véricel

 

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12h d’extase
 
Savoir explorer et raconter les sexualités LGBTQI ; le faire avec de vrais parti pris formels ; et avoir une dimension politique/militante, voilà l’ambition de Prismes, la nouvelle collection de La Musardine qui envisage de sortir 4 à 5 ouvrages par an.  Midi-Minuit Sauna qui lance cette aventure littéraire concentre cela très bien !

Midi-Minuit Sauna, premier titre de la collection Prismes dirigée par Didier Roth-Bettoni chez La Musardine, est un roman de Lucien Fradin qui explore l'univers érotique et communautaire d'un sauna parisien fréquenté par des hommes gays. Ancré dans des expériences réelles de l'auteur, ancien employé dans un sauna, le livre mêle sensualité et réflexion sur l'identité sexuelle, questionnant les stigmates sociaux liés au désir. À travers une écriture poétique mais crue, Fradin dépeint une mosaïque de personnages en quête de rencontres, de connexions, tout en évoquant la complexité des relations humaines et la beauté du désir authentique. L'auteur joue aussi sur la provocation pour donner à son ce récit une touche authentique qui allié à un dialogue contemporain sur la sexualité et l'intimité, offre une cartographie des comportements de séduction au sein de la communauté queer. Quête de jouissance, espace de sociabilité et moments de confidences se mélangent dans Midi-Minuit Sauna afin de dépeindre un portrait sociologique de ce lieu de convivialité où les fantasmes et les envies prennent vie le temps de découvertes furtives. Tout en étant à la fois tout à fait intemporel — tous les mecs gays, quel que soit leur âge, ont fréquenté ou fréquentent les saunas — et très contemporain dans les notations et le regard que Lucien Fradin porte sur ce lieu, ce qui s'y déroule, et sa symbolique communautaire forte.

Midi-Minuit Sauna, de Lucien Fradin, Ed. La Musardine, Coll. Prismes, 128 pages, 17€

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