Une expo Pierre et Gilles, c’est toujours un événement. Le duo de portraitistes désormais légendaire expose une nouvelle série intitulée « Nuit électrique » en ce moment à la Galerie Templon de Paris. L’occasion de discuter avec eux de leur exposition mais aussi de leur carrière et de leur façon de travailler.
Si la communauté LGBT était une ville, ils en seraient assurément l’un des monuments. Un bâtiment imposant, un peu kitsch, à la présence rassurante. Par contre, un monument ça peut être intimidant. Pas eux. Ce samedi, Pierre et Gilles sont là, à l’entrée de la galerie Templon à Paris, où est accrochée leur nouvelle exposition, Nuit électrique, et se montrent disponibles pour celles et ceux qui veulent échanger avec eux. « Alors, tu as vu l’expo ? », s’enquièrent-ils lorsqu’on vient les saluer. Un peu plus tôt dans la semaine, nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec eux, à deux reprises (à cause d’un enregistrement défectueux lors de la première interview), pour parler de leurs nouvelles œuvres, mais aussi de leurs muses, de leur façon de travailler, et de leur carrière qui couvre maintenant six décennies.
Même pour eux qui ont été exposés dans le monde entier, une nouvelle exposition n’est pas un moment anodin. Gilles : « dévoiler notre travail, c'est un moment important. Parce que c'est des images qu'on fait comme ça et puis après il faut les relier ensemble, travailler sur la scénographie, etc. C'est un plaisir à faire. Mais c'est un travail aussi de présenter le travail qu'on a fait. Après il y a la réaction du public, c'est comme faire un spectacle. » « Ou un nouvel album », complète Pierre.
Pour ceux qui ne les connaissent pas, Pierre Commoy et Gilles Blanchard forment depuis près de 50 ans un duo d’artistes spécialisés dans le portrait. Le premier photographie, le second peint. Mais c’est d’abord une histoire d’amour avant d’être une histoire artistique. Pierre est né à la Roche sur Yon, Gilles au Havre. Arrivés à Paris en 1972 chacun de leur côté, ils se rencontrent en 1976 et se mettent à travailler ensemble peu de temps après. Avec une eshtétique inspirée du Pink Narcissus de James Bidgood et du cinéaste underground Kenneth Anger, ils commencent par des commandes pour la presse. Gilles : « au début, on travaillait dans les magazines ou on faisait des pochettes de disques. On a travaillé pour Gai Pied, on a travaillé pour Playboy, on a travaillé pour plein de revues différentes. Puis au bout d'un moment, on avait toute une œuvre personnelle qui existait et une galerie nous a proposé de les montrer, c'était en 1983. » C’est un an plus tard que leur carrière décolle vraiment. En 1984, ils réalisent la cover du second album d’Etienne Daho, La notte la notte. La pochette du disque, où le chanteur rennais porte une marinière, avec un perroquet posé sur son épaule (il appartenait aux artistes), fait le tour du monde. Depuis, leur succès ne s’est pas démenti.
Nuit électrique
Mais revenons à leur nouvelle exposition, qui se nomme Nuit électrique. Elle présente en majorité des portraits qui évoquent l'univers de la nuit. Une nuit colorée, faite de néons, de tristesse et de joie. La série a commencé avec un portrait de l’une de leurs muses, la chanteuse Marie-France, pour le visuel de son nouvel album, La nuit qui vient sera belle.
Le thème de la nuit s’est donc imposé naturellement. Gilles : « c'était au moment de Noël, je crois, ils vendaient plein de guirlandes électriques dans les quartiers indiens et chinois. On a eu envie d'en acheter. Ce thème nous intéressait parce qu'on a toujours aimé la nuit, tout ce qui brille, les fêtes foraines, les étoiles, les quartiers chauds avec tous les néons, etc. C'est tout un monde qui nous plaît. On a connu beaucoup la nuit aussi, dans les années 80, on sortait énormément. C'est un moment où les gens se révèlent, c'est un moment de liberté, on peut se mélanger avec toutes ses différences. »
Même si la série n’y fait pas directement référence, elle fournit l’occasion de parler du mythique club le Palace.
Gilles : « c'était extraordinaire comme époque parce que tout le monde se mélangeait, toutes les générations, toutes les sexualités, les milieux sociaux, ça n’a pas duré très longtemps, ça a duré quelques années. Ça a été un moment très fort et très enrichissant pour nous, qui étions jeunes. On a pu rencontrer plein de gens et plein de gens ont commencé à travailler, Thierry Mugler, Jean Paul Gaultier, etc. C'était toute une belle génération, il faut le dire. »
Ce n’est sans doute pas un hasard si la série Nuit électrique a débuté avec Marie-France. Elle est la personne qu’ils ont le plus photographiée. Une admiration ancienne confie Gilles : « quand j'étais étudiant au Havre, je découpais des photos d'elle. Elle travaillait à l'Alcazar. Elle faisait Marilyn. Je faisais des collages avec elle, parce que je faisais beaucoup de collages quand j'étais aux Beaux-Arts. En découpant ses photos, elle me faisait rêver. J'aimais beaucoup Candy Darling aussi. »
Après le portrait de Marie-France, ils en ont fait un qui s’intitule Let’s party, où l’on voit un garçon (le modèle Antoine Rigolot) qui sort d’une discothèque. L’occasion de souligner que comme souvent, les images de Pierre et Gilles ne sont pas unidimensionnelles. « On dirait qu'il y a quelque chose qui s'est passé de grave, comme s'il avait peut-être été harcelé, attaqué dans la rue. On ne dit jamais les choses complètement, indique Gilles. Il y a une gravité dans son visage, une tristesse qui est très belle, parce qu'il y a une idée de bonheur dans la fête et en même temps il y a une idée de tristesse. C'est ça qui est beau, c'est qu'on arrive à mélanger les émotions, ça donne beaucoup plus de force et la vie est faite comme ça. »
Iconographie religieuse
Un autre de leurs traits distinctifs c’est aussi les références à l’iconographie religieuse. Au delà du fait qu’ils ont souvent revisité la figure de Saint Sébastien, nombre de leurs images tendent à transformer leurs sujets en icônes quasi religieuses. Nuit électrique n’y échappe pas.
Gilles : « il y a deux images, un portrait entre Saint-Sébastien et un ange. Puis Allanah Starr [actrice de films X et modèle trans]. Elle, c'est aussi sa vie qui nous inspire. Pour elle, on s'est inspiré d’une vierge mexicaine [Notre Dame de Guadalupe], mais c'est pour raconter sa vie. Elle vient de Cuba où elle ne pouvait pas s'exprimer telle qu'elle voulait être. Donc elle a immigré aux Etats-Unis, à Miami, New York, et pour vivre c'était très difficile. C'était en pleine époque de l'épidémie du sida, et elle se prostituait pour vivre. En même temps elle est très croyante. Et l'image représente aussi sa vie, parce que quand on regarde son visage, il y a des larmes qui lui coulent des yeux, il y a une souffrance. Dans la religion chrétienne, il y a Marie-Madeleine qui était une prostituée. »
A une époque où beaucoup se crispent face aux représentations religieuses sont-ils inquiets ? Pas du tout, répond Gilles : « un personnage comme ça, il n'y a pas de blasphème. C'est un hommage qu'on fait, et ce n'est pas une image qui est faite pour mettre dans une église, c'est une image qui parle d'Allanah, cette femme. C'est une image qui est très colorée, très voyante, mais derrière il y a une grande gravité. »
« On ne travaille pas à deux, mais à trois ou à quatre »
Chaque portrait leur prend plus ou moins trois semaines. Gilles construit le décor, Pierre photographie, puis Gilles retouche le portrait à la peinture. La relation avec le ou les modèles est essentielle. « On ne travaille pas à deux, mais à trois ou à quatre », disent-ils. C’était particulièrement vrai avec Isabelle Huppert qu’ils ont portraitisé en Mary Stuart. Pierre : « c’est la troisième fois que nous travaillons avec elle. Elle est très précise. C’est quelqu’un qui veut toujours se dépasser, toujours aller plus loin. »
Ils travaillent dans leur atelier, chez eux, au Pré-Saint-Gervais, dans la proche banlieue parisienne. En quasiment 50 ans de carrière, leur manière de travailler a évolué, en partie en lien avec le lieu de leur domicile.
Pierre : « le travail, on le fait toujours à la maison. On a toujours travaillé chez nous. Même quand on habitait dans un petit 30 mètres carrés, on travaillait en fonction. C’était surtout des portraits, il n'y avait pas vraiment de fond encore, pas de décor. Les formats étaient petits. Et puis, après on était à Bastille, c'était 90 mètres carrés, donc on a commencé un peu à faire des petits décors, des ciels, comme l'image de Daho. C'était très simple. Et petit à petit, le décor s'est enrichi, on a trouvé des nouvelles techniques pour faire l'illusion, un peu comme au théâtre, avec des panneaux de tulle, des éléments derrière. »
Gilles complète : « tout est dans la photo. La peinture n'est pas là pour raconter des choses, il n'y a pas de montage. Et la mise en scène a beaucoup pris d'ampleur quand on a déménagé au Pré Saint-Gervais parce qu'on avait un espace beaucoup plus grand, on a pu faire des plus grands décors, des personnages en pied qu'on ne pouvait pas faire quand on habitait à la Bastille, même si ce n'était pas si petit que ça. »
Célébrités et anonymes se côtoient dans leur œuvre
Dans l’œuvre de Pierre et Gilles les célébrités côtoient les anonymes et si la représentation des personnes et des corps LGBT est aujourd’hui devenue courante, eux, ils l’ont toujours fait. A tel point que leur œuvre prend quasiment une valeur historique, au sens où elle dessine une histoire de la représentation LGBT et de ses icônes.
Gilles : « on n’avait pas pensé que notre travail allait toucher le milieu LGBT. On l’a fait presque naturellement. Et on a reçu tellement de lettres, de gens qui disaient que ça les avait aidés à se révéler, à se retrouver dans des images belles où ils pouvaient s'identifier dans le monde de l’homosexualité. Et ça nous a un peu dépassés, ce'était pas prévu, et c'était juste un beau cadeau. » Eux qui ont photographié quasiment tout le monde ont-ils des regrets ? Pas vraiment.
Pierre : « il y a eu un projet avec Michael Jackson, qui ne s’est jamais fait. Et un avec Dalida. Elle est morte deux jours avant la séance qui était prévue. »
Au fil du temps, les deux artistes ont réalisé de nombreux autoportraits. Il y a en a deux dans Nuit électrique, où ils sont séparés, dans une tonalité assez sombre. Et puis, dans la partie « hors-série » de l’expo, il y a une image totalement opposée : cet autoportrait de couple intitulé « Vive la retraite », qui illustre à la fois le regard décalé qu’ils portent sur eux-mêmes et leur manière de commenter l’actualité.
Pierre : « c'est une image amusante, qu’on a eu envie de faire au moment où on parlait beaucoup de la retraite. »
Gilles : « on a toujours fait des images amusantes, drôles. On a besoin de ça. Et on aime bien le faire. Même quand on avait fait les mariés, moi qui étais avec mon gros nœud sur la tête, c'était une image aussi avec de l'humour. C'était bien avant le mariage pour tous [en 1992]. Et donc là, c’est un clin d'œil à l'actualité, pour apporter un peu de drôlerie. Il y a des tensions sur tous les sujets, en ce moment. » Pierre précise, si c’était nécessaire : « Surtout que les artistes ne prennent jamais de retraite ».
D’ailleurs, ils savent déjà sur quoi ils vont travailler ensuite. Ils déplorent tous deux que la nudité et l’érotisme aient disparu de l’art.
Pierre : « on a envie d’aborder encore plus le thème du corps, puisqu’on ne le voit pas tellement dans les foires d’art ».
Gilles : « ce n'est plus comme dans les années 80, quand il y avait des Robert Mapplethorpe et plein d’artistes comme lui. Sans parler du nu qu’on trouve dans toute l’histoire de l’art… Aujourd’hui, il y a un problème avec le corps. On l’occulte. On a envie de travailler sur ce sujet. Et en plus, notre public aime beaucoup nos images, notre façon d'exprimer le corps masculin. On en a fait beaucoup à une époque, on avait envie de passer à autre chose et là on a envie d’y revenir. » Ils trouveront peu de personnes pour s’en plaindre. Car si l’art a beaucoup de fonctions, on se souvient avec Pierre et Gilles que l’une d’entre elles peut être de faire du bien.
Images : Pierre et Gilles
Nuit électrique, par Pierre et Gilles, jusqu’au 19 octobre à la Galerie Templon, 28 rue du Grenier Saint Lazare, Paris 3ème.
Cet article a été publié dans Strobo n°34