En mai 1977, la police française fait irruption dans un bar gay parisien et arrête les clients qui se trouvent dans la backroom. Contre toute attente, le procès qui s’ensuit devient celui de la répression homophobe.
« Une pierre rose dans l’histoire gay ». La formule est du quotidien Libération. Même si l’événement n’a pas eu le même impact en France que les émeutes du Stonewall Inn aux Etats-Unis, le procès du Manhattan à la fin des années 70 n’en constitue pas moins un tournant symbolique. Pour la première fois, les homosexuels, que la police et la justice voulaient salir, ont refusé de courber l’échine.
Le Manhattan se situe au 8, rue des anglais, dans le Vème arrondissement. Décrit dans les publicités comme un « Leather-bar discothèque », il est réputé peu cher, et les clients ne sont pas obligés de consommer. De toute façon, les clients viennent surtout pour sa backroom très fréquentée au sous-sol. Le dress code est typique de cette époque des « clones » : perfecto, jean, moustache.
Des policiers à poil
Les faits se déroulent dans la nuit du 25 au 26 mai 1977. Neuf clients et deux co-gérants sont arrêtés, après la descente d’un « véritable commando de police », note Antoine Idier dans son livre Les alinéas au placard. Interviewé par France TV, Michel Chomarat, future figure de la vie gay lyonnaise, se souvient avoir entendu soudain crier « Police ! » : « Des gens qui ont déclaré leur fonction de policiers, carte de policiers à la main, alors qu’ils étaient à poil comme nous. C’était d’une confusion totale ! ». Le bar aurait été dénoncé par des concurrents qui reprochent à l’établissement ses prix trop bas.
Les neufs clients arrêtés sont poursuivis en vertu de l’article 330 alinéa 2, pour « outrage public à la pudeur ». Les deux gérants pour complicité. En arrivant au tribunal de grande instance de Paris, sur l’île de la Cité, le 3 octobre 1978, les prévenus ont la surprise de découvrir qu’une bonne partie de la presse de gauche les attend. « Le matin du procès, des intellectuels font paraître un texte de soutien, signé par les philosophes Michel Foucault, Gilles Deleuze ou André Glucksmann, le journaliste et militant Guy Hocquenghem, l’écrivaine Marguerite Duras, le metteur en scène Patrice Chéreau, le Prix Goncourt Jean-Louis Bory…», explique Le Monde dans un article consacré à l'affaire. Selon le journal,« ils sont scandalisés d’un tel « déploiement judiciaire (…) à une époque où l’évolution des mœurs et la tolérance de tous les comportements sexuels librement consentis deviennent des réalités pour toute société démocratique ».»
Le procès de la répression
Très offensifs, les avocats de la défense entendent démontrer qu’il n’y a pas eu d’outrage « public » à la pudeur puisque le Manhattan est un lieu fermé et que les policiers ont dû se déguiser pour entrer et utiliser un projecteur pour voir ce que faisaient les clients. La défense convoque notamment à la barre le sénateur radical de gauche Henri Caillavet, qui vient justement de déposer une proposition de loi visant à abrogé l’article 330 alinéa 2. En vain. Si le message commence à se faire entendre dans la société, ce n’est pas encore le cas au tribunal. Les détenus sont condamnés à 500 francs d’amende, sans inscription au casier judiciaire. Une peine plutôt clémente pour l’époque, cela dit. Mais en faisant une question de principe, les clients du Manhattan font appel. Nouvelle mobilisation, notamment associative avec le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle (CUARH), nouveaux titres dans les journaux. Le verdict est confirmé. Trois clients se pourvoient en Cassation, dont Michel Chomarat, mais ils perdent.
Ce procès fut en tout cas l’un des derniers du genre. Si le texte du sénateur Caillavet n’a pas été adopté, il est repris en 1980 par le gouvernement de Raymond Barre et l’alinéa discriminatoire est abrogé. Un an plus tard, François Mitterrand, est élu à la présidence de la République et la police reçoit l’ordre de cesser le fichage et le harcèlement des gays. En 1982, l’autre alinéa scélérat du code pénal, qui permettait de condamner les homosexuels plus durement que les hétérosexuels, est également abrogé. C’est ce qu’on a appelé la dépénalisation de l’homosexualité. En gardant la tête haute tout au long de leurs procès, les clients du Manhattan ont contribué à renforcer ce message qui allait devenir la base du combat pour l’égalité des droits : c’est l’homophobie qu’il faut combattre, pas les homosexuels.
Cet article a été publié dans Strobo n°33