Dans son livre joliment écrit, intitulé « La peau hors du placard », Jean-Baptiste Phou raconte une vie de lutte contre les préjugés auxquels sont confrontés les hommes gays asiatiques en France. Un texte salutaire qui montre ce que les petites remarques ou les « préférences » peuvent faire à ceux qu’elles cibles ou qu’elles pénalisent.
A peine arrivé du Cambodge, où il vit désormais avec son compagnon, Jean-Baptiste Phou enchaîne les événements autour de son livre, La Peau hors du placard, qui semble trouver un écho dans la communauté. Peut-être parce que c’est le premier témoignage livré sous cette forme, celui d’un homme gay asiatique. Peut-être aussi parce que ce récit autobiographique va au-delà de sa personne. Le vécu que l’auteur décrit, celui d’un garçon puis d’un homme sans cesse confronté aux préjugés, que ce soit dans la société en général ou dans la communauté gay, ressemble à celui de beaucoup d’hommes racisés. Avec les spécificités qui s’attachent aux hommes originaires des différents pays d’Asie.
« Tu te marieras avec une femme chinoise »
Le livre s’ouvre sur une phrase de sa mère, d’ascendance sino-cambodgienne, entendue la première fois alors qu’il va sur ses 10 ans : « Tu te marieras avec une femme chinoise ». Confusément, le jeune Jean-Baptiste, né en 1981, pressent que les choses ne se dérouleront pas tout à fait ainsi. Son impression se trouve confirmée lorsqu’il écoute la première la chanson Mon légionnaire, reprise par Serge Gainsbourg. « Ma tête fit plusieurs tours, mon coeur frôla l’explosion. J’écoutai cette chanson comme un message secret susurré à mon oreille. Pour me dire que je n’étais pas seul. Que l’amour entre garçons existait », écrit-il dans son livre.
Plus tard, il tente de faire ses premières rencontres en faisant le mur pour se rendre dans les bars gays du Marais. C’est là qu’il découvre les « Désolé, pas branché asiatique » et tout un tas de remarques désobligeantes, qu’on cache lâchement derrière le paravent des « préférences » sexuelles. Avec une conséquence : l’essentialisation. « Aux yeux de ceux que je rencontrais, c’est tout ce que j’étais : asiatique et apparemment, c’était situé tout en bas de l’échelle du désir », écrit-il dans un article pour Friction Magazine en 2020. Il se tourne alors vers l’autre côté, celui des « asiaphiles », qui ont une préférence marquée pour les hommes asiatiques. Mais il réalise que ce sont en quelque sorte les deux faces d’une même pièce, qui l’amènent à être considéré dans sa vie sentimentale et sexuelle uniquement sous le prisme racial.
Toujours ado, il passe ensuite par une phase (temporaire) d’exclusion des hommes blancs, qu’il juge responsables de ses tourments. Il rencontre un homme martiniquais, avec qui tout semble aller pour le mieux jusqu’au jour où ils partent s’installer en Martinique. Là, sous emprise, il se retrouve prisonnier d’une « sordide arnaque pyramidale au fonctionnement sectaire » pour laquelle il doit vendre des cosmétiques dans la rue pour une poignée d’euros. Brisé, répudié, il finit par s’extraire de ce marasme et rentre chez ses parents. Il a alors 19 ans.
Après avoir repris du poil de la bête, il tente de rencontrer à nouveau des hommes. Nous sommes au début des années 2000 et désormais on se drague sur internet. Las, les préjugés auxquels il était confronté lorsqu’il sortait dans les bars, les « pas d’asiat », etc. n’ont pas disparu.
Le sort finit malgré tout par lui être plus clément. Quelque temps plus tard, il fait la rencontre d’un colombien vivant à Paris. L’histoire ne dure que quelques mois, mais son petit ami lui apporte une chose fondamentale: il lui apprend qu’il est beau. Pas parce qu’il est asiatique ou en dépit de ça. Beau tout simplement. Une découverte libératrice pour lui.
Premier contact avec l’Asie
Il est maintenant temps pour lui de s’occuper de sa vie professionnelle. Après quelques petits boulots en centres d'appels, il se lance dans des études de commerce, où, lui le jeune issu d’un milieu modeste, réussit brillamment. Il décroche un travail dans le secteur de la Banque d’investissement à Barcelone. Si la ville ne lui plaît pas particulièrement, c’est à cette époque que s’éveille son intérêt pour l’Asie. Il se rend pour la première fois au Cambodge. « Ni foudre divine ni coup de foudre. Mais le réveil de quelque chose », note-t-il. Dans la capitale catalane, il rencontre un français dont il tombe amoureux. Ensemble, ils projettent de s’installer en Asie. Le projet se concrétise : Jean-Baptiste décroche un job à Singapour. Mais le bonheur est de courte durée. Là bas, le couple finit par battre de l’aile. Alors il se rend régulièrement au Cambodge, pour se changer les idées. C’est là qu’il entrevoit une nouvelle étape de sa vie.
A Phnom Penh, la capitale, il entend parler d’une comédie musicale qui se monte. Lui qui chante depuis tout petit se jette à l’eau et passe l’audition. Il est pris et laisse tout derrière lui pour aller s’installer dans le pays de ses parents. Il découvre une scène gay discrète — où il est difficile de s’afficher au grand jour, avec « moneyboys et ladyboys à la recherche de sugar daddies étrangers » et expatriés blancs, parmi lesquels beaucoup de français qui entretiennent avec les locaux « des rapports ambigus, oscillant entre vénération et paternalisme.»
Une fois la comédie musicale terminée, il décide de se lancer à fond dans une carrière artistique et rentre à Paris, fin 2009. Dans le milieu artistique il découvre rapidement la même discrimination qu’il avait rencontrée sur les sites de rencontre gays. Les « Dsl, pas branché asiat » deviennent juste des « Désolé, on ne cherche pas d’asiatique ». Lassé et en colère, il finit par jouer le jeu et se cantonner aux rôle d’asiatiques, ce qui n’est pas sans conséquence sur son estime de lui-même. « Je ne faisais plus que ça. Asiatique, c’était ma marque et mon fonds de commerce. Je me dégoûtais », indique-t-il dans son livre.
Puis il se ressaisit et prenant acte qu’il ne figurerait pas en haut de l’affiche, il passe de l’autre côté et se met à écrire. Il monte sa première pièce, dont il est également le metteur en scène. Il décroche l’intermittence du spectacle et parvient à vivre de son métier d’artiste. Cela dure quelques années, tout comme une relation nouée après une rencontre chez Hervé du Tango, qui avait pourtant mal commencée. Epuisé par la vie artistique, seul, au bord du burn out, il fait ses valises et part vivre à Taïwan. Il profite de la joie d’être dans un pays où il n’est pas sans cesse ramené à ses origines. Là-bas, s’il n’ouvre pas la bouche, on le prend pour un local.
Prise de conscience
Il rentre en France à l’automne 2016 et observe qu’après le meurtre de Zhang Chaolin, un tailleur chinois tué en pleine rue à Aubervilliers, les communautés asiatiques commencent à donner de la voix pour dénoncer le racisme anti-asiatiques qu’elles subissent en France. Le mouvement s’accompagne d’une épiphanie. « Jusqu’à ce moment, tout ce qui n’avait été que des expériences personnelles, des observations, des intuitions devenait maintenant une réalité énoncée, chiffrée, documentée. Je commençais à en parler à mes amis d’origine asiatique et me rendis compte que tous subissaient le même genre de discrimination dans leur vie sentimentale. (...) Je prenais soudainement conscience d’une chose : nous n’étions pas tant une communauté ethnique qu’une communauté d’expérience due à la manière dont cette ethnicité était perçue ».
L’appel de l’Est se fait à nouveau ressentir et il décroche un nouveau job dans une ONG au Cambodge, qui a beaucoup changé depuis qu’il l’a découvert. Le pays s’est largement modernisé. Les rapports entre hommes ont aussi évolué. « De plus en plus de Cambodgiens clamaient leur fierté d’être qui ils étaient, revendiquaient leur attirance pour leurs congénères, exposaient volontiers leurs muscles sur les réseaux sociaux et vivaient leur idylle au grand jour. » Cela a un impact sur sa propre vie : « la question raciale cessa de s’immiscer dans mon intimité. Plus besoin de « faire l’Asiatique », de me conformer aux attentes induites par ce fantasme. » Il revoit d’ailleurs un ancien petit ami, avec qui il renoue, et avec qui il est toujours. N’étant décidément pas homme à stagner, où qu’il soit, il quitte son ONG et devient auteur. Il partage désormais sa vie entre la France et le Cambodge.
Vers la fin du livre, il raconte une table ronde à laquelle il assiste à la mairie du IVème à Paris. Dans le panel, des jeunes d’origine asiatique. Il se rend compte avec une certaine tristesse que leur vécu n’est pas si différent du sien. A une différence près. « La jeune génération, je la sens plus militante que moi je l'étais, nous explique-t-il dans un café à Bastille. Après, c'était une autre sorte de militantisme. Dans les années 90, c'était soit SOS racisme, soit la lutte contre le sida. Et aujourd'hui, il y a davantage une sorte de convergence des luttes, d'intersectionnalité, des concepts avec lesquels moi je n'ai pas grandi. Je sens que moi j'ai fait la même chose, mais à ma façon, quand je disais, à un moment par exemple que je ne voulais plus sortir avec des blancs. Aujourd'hui, je sens qu'il y a quelque chose de cet ordre-là qui se met en place. La création de safe spaces, de non mixité, de se retrouver entre personnes racisées. Mais c'est plus conscientisé, c'est plus politique aussi.»
Autre différence peut-être aussi, la jeune génération grandit avec « légèrement plus » de roles-modèles asiatique que lui. « Mais ça, tempère-t-il, c'est surtout grâce au fait qu'on ait accès plus aux productions qui viennent d'Asie, avec le streaming . Enfin, il y a plein de choses qui nous arrivent Alors que dans les années 90, il fallait le vouloir pour aller chercher les VHS qui venaient de Hong Kong. Pas traduites, sans sous-titre. Donc, aujourd’hui, oui, on plus de modèles possibles. Mais il en manque toujours dans le contexte français. » Avec La peau hors du placard, Jean-Baptiste Phou voulait-il justement devenir l’un de ces rôles-modèles? « Oui, je pense que j'ai écrit un peu le bouquin qui m'a manqué. Si j'ai des neveux ou des cousins, des petits-cousins, qui se découvrent queer, qui ont 15 ans et qui cherchent justement des modèles ou des références ou ne serait-ce que de la littérature. Et je me dis, ça pourrait être ce livre. »
La peau hors du placard, de Jean-Baptiste Phou, Ed. Seuil. 176 p. 17,50€
Photos: Xavier Héraud