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Mickaël Dell’ova : « on n’a toujours pas d’homme gay héros d’un gros jeu »

Xavier Héraud

Ce game designer se bat pour une meilleure inclusivité dans le monde des jeux vidéos, dans les jeux comme dans les studios de production. Le 25 mai prochain, il organise un concours au salon Vivatech. Strobo dresse son portrait. 

Mickaël prévient son interlocuteur d’emblée : il est bavard. On dira plutôt passionné ! Et sa passion à lui, ce sont les jeux vidéos. Depuis le plus jeune âge. Les jeux ont en effet ont joué un rôle crucial pendant son enfance, explique-t-il avec son accent montpelliérain : « j'ai grandi dans un contexte familial assez compliqué, avec pas mal de violences, un milieu assez modeste. Etant gay, neuroatypique, j'avais pas mal de bagages pour être assez mal dans ma peau. Le jeu vidéo, très rapidement, est devenu un refuge virtuel dans lequel je pouvais rêver. Je pouvais rêver d'ailleurs, je pouvais aussi avoir accès à d'autres images, à de la culture aussi. Je le dis assez souvent, le jeu vidéo, c'est une fenêtre sur le monde. Dans les milieux modestes, il n'y a pas toujours de livres. Chez moi, il n'y avait pas de livres, mais il y avait une console de jeux vidéo.»

Il vit ses premières émotions avec les Final Fantasy et découvre au passage que les jeux vidéos peuvent avoir plus de profondeur qu’un Mario, où il faut sauter de plateforme en plateforme : « le jeu vidéo, c'est aussi un vecteur de connaissances. On met souvent en avant la violence ou des choses comme ça, d'un point de vue politique. Et on dévalorise encore, on sous-estime l'impact que peut avoir le jeu vidéo sur les gens et ce qu'il peut apporter à beaucoup de personnes. On parle souvent de GTA, par exemple, pour la violence. Mais GTA, c'est une satire de la société américaine .» 

Et de rappeler : « c'est devenu le média culturel le plus puissant du monde, avant la littérature, avant le cinéma, avant la musique. C'est près de 2 milliards de joueurs et de joueuses. Il faut impérativement prendre conscience de cette responsabilité éthique et sociale. Mais aussi d'arrêter de prendre le jeu vidéo de haut. Ça rassemble plusieurs domaines artistiques, plusieurs domaines culturels.» 

Il n’en a pas fait son métier tout de suite. Jusqu’à ses 30 ans, il est graphiste et webdesigner. Il ne se tourne vers le jeu vidéo qu’à la faveur d’une classique « crise » de la trentaine. «  Je me suis questionné : est-ce que je suis heureux dans ma vie ? Est-ce que mon travail me plaît ? Avec une autre problématique: étant TDAH, c'est-à-dire ayant un déficit de l'attention avec hyperactivité, j'ai beaucoup de mal à être stimulé par un domaine qui ne m'intéresse pas. Et j'avais fait le tour de mon métier. Concrètement, webdesigner, ça faisait presque 10 ans que je le faisais. Je manquais de quelque chose, je manquais de sens. Et j'avais besoin, comme beaucoup de personnes, de trouver quelque chose qui me donnerait le smile tous les matins, quelque chose qui me passionne. Donc, le constat a été rapide. La seule chose qui me passionnait, c'était le jeu vidéo. Et je suis retourné à l'école avec l'immense chance d'être à Montpellier, où l’université propose un cursus Jeux vidéos.»

Pour lui, d’ailleurs, le cursus porte en lui-même une partie des problèmes du secteur : « les études de jeux vidéo, à part si on est à Montpellier, et qu'on a la chance d'avoir ce cursus à l'université, c'est 10 000 euros l'année. Et Game designer, c'est Bac + 5, donc 5 ans d'études. Donc, il faut avoir 50 000 euros pour espérer avoir un diplôme de game designer. Et après, il faut encore trouver un boulot dans l'industrie. Forcément, cet aspect élitiste et le manque d'accessibilité des études de jeux vidéo fait que toute une couche de la population ne peut pas atteindre tout simplement ne serait-ce que les études ou avoir un diplôme.»

Son métier de base, game designer est l’un des métiers-phare du secteur. Le game designer, c’est celui ou celle qui conçoit le jeu, ses mécaniques, ses niveaux, son scénario. Et dans ce métier-là il s’est créé sa spécialité et se définit comme « player experience designer ». Un titre, reconnaît-il, qu’il est le seul à porter : « je suis à mi-chemin entre plusieurs domaines du jeu vidéo, le game design, la UX [User Experience, l’expérience utilisateur], le UX design, la user search qui va s'appuyer sur les études des joueurs et des joueuses notamment. Je suis spécialisé en psychologie des joueurs et comportement des joueurs à travers le prisme des motivations, la psychologie des joueurs dans les processus de création de jeux vidéo. Je suis spécialisé en accessibilité aussi, donc comment créer des mécanismes de jeux accessibles sur tous les sujets du handicap, en diversité et inclusion. Donc voilà, il y a tout un mix.» 

La visibilité de quelques personnages LGBT populaires dans les jeux, comme Ellie, la jeune lesbienne héroïne de The Last of Us 1 et 2, ou la possibilité de vivre des histoires d’amour ou sexuelle avec tous les genres dans les Sims ne doivent pas faire oublier qu’on est loin du compte en terme de diversité, que ce soit dans les jeux ou dans les entreprises qui les créent. « C'est une catastrophe aujourd’hui », lâche Mickaël. « La problématique, elle est simple : l'industrie du jeu vidéo est dominée et dirigée par 99% d'hommes blancs, hétéros, cisgenres, valides, entre 40 et 50 ans », ajoute-t-il. 

Pour lui, les game designers conçoivent les jeux trop pour eux-mêmes et pas assez pour les autres. « Il y a un manque d'objectivité sur les mécaniques de jeu et parce qu'ils vont le voir à travers le prisme de leur comportement, eux, en jeu. Et aujourd'hui, ce qu'ils qu’ils et qu'elles doivent comprendre, c'est qu'on crée des jeux vidéo pour les autres. Donc il faut prendre du recul et recentrer le processus de création sur qui sont nos joueurs, qui sont nos joueuses. Et forcément, c'est leur identité, leur identité de genre, leur personnalité, leur comportement, leurs traits psychologiques. Et c'est ça aujourd'hui que moi j'attaque dans ma vision du game design. C'est pour ça que je suis player experience designer.»

Et le problème va au-delà, poursuit-il : « l’essor du jeu vidéo, c’était il y a 30 ans, donc les personnes qui sont à la direction aujourd'hui des studios et des projets, c'est des mecs qui ont commencé leur carrière il y a 30 ans. Et c'était principalement des hommes. Aujourd'hui, il faut changer de paradigme. Les joueurs et les joueuses ne sont plus les mêmes qu'il y a 30 ans. Le jeu vidéo a évolué, les temps de cerveau ont évolué. Et aujourd'hui, le jeu vidéo se doit d'être un reflet pixelisé de la société. Et ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas parce que les personnes qui décident encore aujourd'hui ne sont pas représentatives de la société. »

La solution, avance le montpelliérain, serait d’abord de changer les jeux pour améliorer la diversité des studios. 

« Il faut avoir de meilleures représentations dans les jeux, que ce soit de la représentation des femmes, de la représentation des personnes racisées, ou de la représentation des personnes LGBT, pour créer des vocations. En créant des vocations, chez les femmes, chez les personnes LGBT, ces personnes-là vont pouvoir faire des études de jeux vidéo, s'impliquer dans le jeu vidéo, rejoindre des studios, apporter leur sensibilité sur les productions, et ainsi faire des jeux plus inclusifs et plus représentatifs. C'est ce que j'appelle le cercle vertueux de la diversité. Aujourd'hui, comme le produit ne donne pas envie, il ne crée pas forcément des vocations. On se dit qu'on n'a pas notre place. Et moi, en tant qu'homme gay, tant que je sois dans les études de jeux vidéo, ou sur les productions de jeux vidéo, je ne me sentais pas à ma place. Je sentais que j'étais différent. Je ne correspondais pas aux profils du geek, étudiants en jeux vidéo, etc. Alors que c'est faux, parce qu'il y a énormément de personnes, en fait, qui rêveraient de bosser dans cette industrie. On a des études, notamment de Sony, où 50% des acheteuses de PlayStation sont des femmes. Aux Etats-Unis. Donc on sait aujourd'hui que les femmes jouent autant que les hommes. »

« Le but n’est pas de mettre des licornes et des arcs-en-ciel dans tous les jeux »

Il cite l’exemple de King, le studio qui édite Candy Crush : « ils n'ont pas de problème de mixité ou de parité. Parce que King fait des jeux pour la ménagère. Donc ça prouve bien qu'en fait, agir sur le produit, et quand ton produit s'adresse à une typologie de population, tu vas créer de la vocation et tu vas attirer ce type de personnes-là. » Il ajoute : « Une jeune lesbienne fan de jeux vidéo qui joue à The Last of Us, forcément, son rêve, ça va être d'aller bosser chez Naughty Dog [le studio qui édite le jeu, NDLR]»

Pour autant, tempère-t-il, « le but n’est pas de mettre des licornes et des arcs-en-ciel dans tous les jeux. Il faut que ce soit logique avec la narration, logique avec le gameplay, avec l’ADN du jeu ». « Mais aujourd'hui, souligne Mickaël, on n'a toujours pas un homme gay héros d'un gros jeu AAA (les blockbusters). Comme si un homme gay ne pouvait pas encore sauver le monde dans un jeu vidéo. »

Après 10 ans à se battre au sein des studios, il est devenu indépendant. « Les combats que je mène ont fini par m’épuiser. Dix ans de bataille sur ces sujets-là, à voir la lenteur des changements, à entendre des horreurs, notamment aujourd'hui aussi une de mes spécialités, l’accessibilité. Quand on entend des games directeurs te dire que les options d'accessibilité, c'est de la triche, j'ai envie de lui dire, mais va dire à un mec en fauteuil roulant qu'il triche parce qu'il va plus vite que toi avec son fauteuil. On est en train de proposer des alternatives pour des personnes qui ne peuvent plus marcher, pour des personnes tétraplégiques, pour des personnes trisomiques, aujourd'hui, l'accessibilité, c'est offrir un espace de liberté et la chance de s'évader pour des personnes pour qui le quotidien est très compliqué. »

C'est de cette frustration qu'est né Ethicall Game Jam, un événement de création de jeux vidéo dédié à l'éthique, à la diversité, à l’inclusion, qui sera accueilli par le salon Vivatech le 25 mai. Une game jam, c’est un concours qui se déroule généralement sur un week-end (à Vivatech, ce sera sur une seule journée), où des personnes, le plus souvent des étudiant.es en jeu vidéo, se mettent en équipe et proposent à la fin un prototype de jeu.  

Le projet à long terme de Mickaël Dell'ova, c’est de créer son propre jeu, qui s’intitule The Others : « c’est un thriller psychologique sur les maladies du cerveau, sur les handicaps cognitifs, qui sera une ode à l'accessibilité, qui parlera du handicap, qui parlera de la maladie mentale, mais qui sera aussi un jeu qui pourra peut-être être joué par n'importe qui.»

À côté de ça, il donne des cours de Game Design Ethics, pour « former » — il insiste sur le mot, différent selon lui de « sensibiliser » — les futurs game designers à créer des systèmes de jeux et des mécaniques de jeux inclusives et accessibles.

Et les jeux qu’il aime dans tout ça ? Il avoue un faible pour les RPG. Et en ce moment il s’éclate sur Dragon’s Dogma 2 et le superbe Elden Ring, sur lequel il a déjà passé 700 heures… Ce dernier n’est pas vraiment réputé pour son accessibilité justement. On n’est pas toujours prophète en son pays ! Hélas, le défi pour une meilleure représention et une meilleure accessibilité dans le jeu vidéo sera bien compliqué que finir Elden Ring. Mais Mickaël Dell'ova ne semble pas avoir l'intention de baisser les bras. 

Cet article a été publié dans Strobo mag n°31

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