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Anna Margarita Albelo, le retour de la Chocha

Après quelques années aux Etats-Unis, Anna Margarita Albelo, dite la Chocha, est de retour en France. Cette actrice de la vie lesbienne depuis plus de 30 ans a de nombreux projets sous le coude côté clubbing et côté films. Elle nous raconte tout, avec son énergie habituelle.

Anna Margarita Albelo, dite La Chocha, vous accueille comme un tourbillon. En à peine 5 minutes, elle vous a présenté Tina Turner, le yucca au feuillage évocateur de la défunte chanteuse, préparé un café cubain («  mais en Colombie, ils appellent ça un café colombien ») et vous a montré les photos des premières années du Pulp, qui se trouvent à l’entrée de l’appartement parisien où elle vit actuellement. 

Puis, elle se pose enfin et raconte longuement sa vie bien remplie: les aller-retours entre France et Etats-Unis, les hauts, les bas, les galères d’argent, le tout avec une passion inoxydable. 

Elle qui se définit comme une « cubaine de Miami » est en fait née à Los Angeles, de parents cubains, mais a déménagé avec la famille en Floride à l’âge de 4 ans. Elle part de chez elle à 18 ans pour faire ses études, notamment pour pouvoir vivre pleinement sa vie de lesbienne.  Lors de ses études à l’Université de Florida State, elle commence par des études en sciences politique, mais comprend rapidement « que tu ne peux pas changer le monde via la politique » : « J'avais déjà commencé avec une caméra vidéo de mon frère, à faire des petits films, faire des trucs comme ça au lycée. Et je me suis dit, je peux changer plus avec des films, ou contribuer en tout cas plus à la culture qu'avec une vie en politique. » A l’époque, George Michael est une superstar, la communauté gay, Act Up en tête, se bat contre le sida… De son côté, elle lance la première pride à Tallahassee, la ville de son école. 

Elle décroche une bourse pour une école de cinéma à Londres et l’Institut Catholique à Paris. Elle arrive donc au début des années 90 dans la capitale britannique pour faire des études de cinéma. Puis elle vient en France. Pour celle qui était fascinée depuis le lycée par la culture française, c’est une révélation, ou plutôt une confirmation : « Quand je suis venue en France, dès que j’ai entendu les gens parler français, j’ai su que j'allais revenir vivre ici. Je n'étais pas d'accord avec plein de choses qui se passaient aux Etats-Unis dans les années 90. Donc du coup, je ne quittais pas les États-Unis, j'allais vers la France. Pour moi, c’est toujours important de le dire. » 

Un milieu lesbien caché et peu fréquenté

A son arrivée, elle déchante un peu : « Et donc, j'arrive à Paris, j'ai l'impression que ça va être le Paris des années vingt, des lesbiennes littéraires, culturelles, artistiques. Je vais rencontrer des étudiantes à la Sorbonne, des joueuses de violoncelle, des peintres… Et je tombe sur un Paris, en fait, avec très peu de choses pour les lesbiennes, un milieu qui était assez caché et même peu fréquenté et assez agressif. Ce n’est pas pour critiquer, mais ce n’était pas du tout ce à quoi je m'attendais ». 

Un lieu sort du lot, toutefois. Le Scandalo, tenu par Nicole Miquel, rue Keller, dans le XIème arrondissement. « C'était une rue un peu mal famée. Mais c'est là où je trouve Nicole, qui devient une amie, une mentor, et qui parlait du féminisme, des politiques. Elle était rock'n'roll, elle était punk, elle nous encourageait à lire, à voir des philosophies féministes, à savoir ce qui se passait. » En quelques mois elle fait plusieurs rencontres déterminantes, dont celle avec Delphine, alias DJ Sextoy. Les deux ont en commun d’aimer la nuit et le clubbing.

Pour gagner sa vie, elle décroche un job de manager dans une boutique Sony dans le centre de Paris à deux pas de Radio FG, où Sextoy a notamment une résidence. Elle y fait notamment la connaissance du DJ Patrick Vidal, croisé en clubbing, et qui deviendra membre de sa bande. 

 

Les débuts de Ladies Room

Elle lance sa première soirée, la Ladies Room en novembre 95 dans un bar qui s’appelle le Baragouin, situé dans le quartier de Montorgeuil, un environnement plus engageant que la rue Keller et que les Grands Boulevards où se trouvent l’Entracte et le Privilège, les deux grands clubs lesbiens de l’époque. Pour faire venir du monde, elle tente le pari de la modernité. « Je voulais faire un flyer qui était drôle et sexy, et la catch-line était « For girls who like girls and house music », parce que les soirées lesbiennes et les lesbiennes, avec l'exception de chez Nicole, Le Scandalo, c'était, you know... old school, Barbara, L'amour est comme une cigarette, Catherine Lara et compagnie. » Elle fait très précisément 217 entrées. C’est le début d’une soirée maintenant mythique. 

Sept mois plus tard, aidée par tout le matériel vidéo de la boutique où elle travaille, elle réalise son premier court-métrage, Koko, en super 16 et se fixe pour but de travailler un jour avec La Nuit Gay de Canal +, un événement annuel sur la chaîne cryptée, qui met en valeur les dernières créations LGBT. 

Le Pulp et le Dépôt

Le clubbing lesbien monte en puissance en 1997, lorsque Michelle Cassaro et Sophie Lesné reprennent l’Entracte, qui devient le Pulp.  Anna se crée son alter égo de la nuit, La Chocha, pour séparer son travail artistique de ses activités dans le clubbing. Si elle est évidemment dans la bande du Pulp - elle y organise notamment les soirées Girlspotting — et qu’elle continue ses Ladies Room, c’est dans un lieu inattendu qu’elle va atterrir. 

En septembre 1998, le Dépôt, un immense sex-club de 3000 m2 ouvre ses portes près de Beaubourg. Impressionnée par le lieu et sa localisation hyper centrale, elle fait le forcing pour pouvoir y organiser une soirée et obtient gain de cause. Car les années 90, c’est aussi une révolution sexuelle pour les lesbiennes. « C’est aussi le début des sex-toys. Parce que les lesbiennes avant ne voulaient pas des sex-toys phalliques. Avant, tu avais une copine, vous restiez ensemble pour 30 ans, vous accumuliez des chats et vous déménagiez dans la nature et voilà. C'est un stéréotype, bien sûr, mais c'était assez vrai. Et donc, la sexualité commençait à être plus branchée sur les sex-toys, sur le SM, ou au moins l'imagerie SM. On avait plus d'opportunités d'avoir de plus en plus de partenaires sexuelles. Parce que les lesbiennes étaient très loin de la drague gay… » 

En décembre, pour les 3 ans de Ladies Room, elle lance donc sa soirée au Dépôt. La première heure, le sous-sol est réservé aux femmes, puis il devient mixte et enfin totalement masculin. « Même les mecs gays n'y allaient pas vraiment, précise-t-elle. Et cette soirée, on a fait environ 1060 personnes. Tout le monde est venu. »

Impressionnée, la direction du Dépôt lui propose de faire d’autres soirées. Ce qu’elle fait, et devient au passage directrice artistique du lieu. En parallèle, elle continue à faire ses films seule dans son coin, puis arrive enfin une sollicitation de La nuit gay, sur Canal +. «Je fais un huit minutes sur la vie lesbienne de Los Angeles. Et j'invente mon genre parce qu'ils me demandent si je sais réaliser des documentaires. Et je dis oui. Mais bien sûr que non. Et je me trouve confrontée à Los Angeles au fait qu’il y avait beaucoup de choses pour les lesbiennes. Je ne sais pas comment faire pour expliquer tout ce qui se passe. Mais c'était très réussi. Je deviens La Chocha, reporter intrépide en caméra. » 

Fin des années 90 et début 2000, la bande d’Anna est partout. Les lesbiennes sont branchées, autour notamment de la galaxie Nova (la radio et le magazine) et de Têtu, où l’une de ses amies, la photographe Axelle Le Dauphin tient une chronique très remarquée. Elle quitte le Dépôt, où les nombreux articles sur ses soirées ont fini par attirer des mecs qui viennent draguer les lesbiennes. Tout de suite après, Têtu lui propose un nouveau job. Pour fêter le 50ème numéro, Thomas Doustaly, le rédacteur en chef, lui propose d’organiser une fête à l’Opéra Bastille à la fin de l’année 2000. Une soirée mémorable. « Plus de 5000 personnes. Tout le monde est là. Pourquoi personne n’en parle aujourd’hui? », s’interroge-t-elle. 

Elle conceptualise et organise ensuite le Têtu Tour. Pour lutter contre l’image parisienne du magazine, chaque mois l’équipe part dans une ville française pour une soirée et en général une rencontre avec les lecteurs. Le magazine lui confie également une interview « Chatting with La Chocha ». Elle tient une chronique aussi sur Nova. Tout roule, même si elle note plus de concurrence et moins de solidarité dans l’organisation des événements lesbiens. 

En 2002, la scène lesbienne perd une figure emblématique, DJ Sextoy meurt brutalement à seulement 33 ans. Une perte pour ses amies et pour toute la communauté : « Elle m’a inspiré et en même temps, elle rassemblait plein de gens. Elle était hyper généreuse. Elle a fait énormément pour la visibilité lesbienne. Elle a ouvert beaucoup de portes ». Mais la vie continue. En 2006, Anna sort un documentaire de 30 minutes, Broute Minou à Palm Springs. On y suit l’actrice et scénariste Guinevere Turner au plus grand festival lesbien du monde, le Dinah Shore à Palm Springs. Le film connaît un beau succès et tourne dans beaucoup de festivals. 

A tel point que les Etats-Unis finissent par se rappeler à elle. « Au moment de Broute-Minou, des gens de Sundance [le festival de film indépendant] demandent à me parler. » Elle évoque avec eux un projet de long-métrage qui se passerait à Miami. Dès lors, elle alterne les séjours à Paris et aux Etats Unis pour préparer son film. A Paris, elle réalise son troisième documentaire pour Canal plus, à Cuba. Puis un court métrage en 35 mm avec Sheila, intitulé La Dinde, diffusé notamment à Cannes. Elle quitte finalement la France pour pouvoir réaliser son film. Le budget est bouclé. Mais le projet tourne court : « On est en 2009. Crise financière mondiale. Je perds tout. J'atterris à Los Angeles, où on peut toujours vivre pas cher, invitée par Guinevere Turner, que j'ai rencontrée en interview pendant Broute Minou. Je reste chez elle un an. Je travaille. Je produis mon documentaire Hooters. » 

Mettant en pause son film sur Miami, elle utilise un nouvel outil, le crowfunding, pour financer un autre projet de long-métrage. Et ça marche. Elle écrit et réalise Qui a peur de Vagina Wolf ?, une comédie douce et délirante — à son image, où elle tient le rôle principal. Elle met toutefois deux ans à boucler le financement.

Rencontre improbable avec Florence Foresti

Parce que parfois la chance est aussi de son côté, une rencontre improbable lui permet de passer le cap. « Entretemps à Los Angeles pour gagner de l'argent, je me fais embaucher comme chauffeuse pour une actrice française. Je ne sais pas qui c'est. Mais c’est payé 400 dollars par jour. » Le jour J elle découvre que l’actrice en question, c’est Florence Foresti. « Je me dis que je ne vais rien dire. J'avais juste à faire ces 7 semaines et j'allais gagner beaucoup d’argent. Je n’avais plus un rond. Je ne vivais que dans des garages. » Peine perdue : elle est vite démasquée. Il faut dire qu’avant de partir, Anna travaillait sur Radio Nova et on a pu la voir dans l’émission d’Edouard Baer sur Paris Première, Secret de femmes. « Dès le premier jour, elle reconnaît ma voix. Elle me dit « ta voix me dit quelque chose ». Je dis juste que j’habitais à Paris. Et elle me dit « La Chocha!  Mais oui je te connais ». Et elle commence à regarder dans la voiture comme s’il y avait des caméras cachées. Et elle me dit « pourquoi tu es mon chauffeur ? » Je raconte mon épopée pour venir aux Etats-Unis, après avoir passé 16 ans à Paris. Et je lui explique que j'avais 40 ans maintenant, que je voulais me relancer et que je travaillais comme assistante de prod. Mais que j'allais faire mon film. Et elle me dit : « Quand on arrive, je vais dire à la prod que tu vas être mon assistante. Et que tu sois sur le plateau avec moi tout le temps. » On n’est pas juste devenues très amies, elle a vu mon travail,  elle a beaucoup aimé ma créativité, mon esprit. On a fait les 400 coups pendant cette semaine sur le plateau. »

De retour en France, généreuse, Florence Foresti lui paye même une projection de presse pour Vagina Wolf au Latina dans le Marais. « Elle a aussi fait une interview à Grazia juste pour promouvoir mon film. Pour te dire comment elle est super.» Une fois le film et la tournée de promo terminés, malade, elle décide de rentrer à Paris. On est alors en 2013. 

Mais le retour devra attendre, parce qu’elle décroche à ce moment-là un job d’assistante scénariste aux côtés du show-runner Dmitry Lipkin (Hung), pour Fox entre 2014 et 2016, puis pour ABC/Disney jusqu'en 2018. Bénéficiant pour une fois d’une bonne sécurité financière, elle crée Burning Bra, sa société de production, pour aider les autres réalisatrices lesbiennes, et produit notamment Wild nights with Emily, un film sur Emily Dickinson de Madeleine Olnek. Côté projets personnels, en février 2020, elle se fait embaucher pour réaliser un long métrage sur un serial killer ado, avec Guinevere Turner. Mars, c'est le covid. Une nouvelle fois, tout s’arrête. 

Retour à Paris

Elle rentre à Paris en 2022, vingt ans après la disparition de son amie DJ Sextoy. Depuis, elle rassemble des archives et des interviews en vue de réaliser un documentaire, Looking for Ladies non seulement sur le Ladies Room — dont elle fête l’anniversaire tous les ans, mais aussi sur la scène culturelle/nocturne lesbienne à Paris et ailleurs des années 90 et 2000. 

On peut aussi la voir à la Mutinerie où elle travaille de temps en temps. D’ailleurs, elle y a lancé un atelier mensuel, un atelier de réalisation et de production collaborative, gratuit, intitulé Fais ton cinéma, le dimanche. De 13h30 à 15h30. « Je veux inspirer les personnes à raconter leurs histoires ainsi que celles des autres », dit-elle. A New York, LA ou Miami, Anna Margarita Albelo, dite La Chocha, veut toujours faire bouger la culture lesbienne.

Photos: Xavier Héraud

Pour contacter Anna: anna.albelo@gmail.com

Pour voir ses films: https://youtube.com/@AnnaLaChochaAlbelo

Cet article a été publié dans Strobo Mag n°30

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