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Nadim Bel Lallahom : « ça a été pas mal mon combat, de me dire je suis légitime d'être, je suis légitime d’exister »

Nadim Bel Lallahom préside l’association Diversidays, qui œuvre pour une meilleure inclusion dans les entreprises de la tech. Franco-tunisien, arabe, gay… il s’est réapproprié toutes les facettes de son identité pour en faire une force.

Nadim Bel Lallahom nous a donné rendez-vous dans un restaurant quai de Seine, dans le XIXème arrondissement, non loin de l’appartement qu’il est en train de quitter. Le jeune homme de 30 ans, qui a grandi en région Parisienne (principalement dans le 77 et le 94) s’apprête à traverser la France pour aller s’installer à Marseille. En cette pluvieuse journée d’octobre, on se prend à l’envier. Il nous raconte son parcours, qui est en quelque sorte celui d’un banlieusard qui a « réussi ». Il fait toute sa scolarité en ZEP et un jour, il entend parler de l’atelier Sciences Po, une passerelle pour accéder à Sciences Po dans les lycées conventionnés en tant que lycée d'éducation prioritaire. Il est alors accompagné par une association. Un soutien décisif : « Sans elle, je n’aurais pas réussi », glisse-t-il. C’est son premier pas dans le monde associatif. Et pas le dernier. Il réussit à entrer à Sciences Po. 

Coming-out à 14 ans

Vers 10 ou 11 ans, il réalise qu’il est attiré par les garçons. Il tente un premier coming-out vers 14 ans. « Au collège, en 4ème, j'étais en classe sportive, potentiellement après pour partir vers du sport études. J'avais une amie lesbienne qui avait décidé de faire son coming-out à ses parents. Le soir, elle le fait. Le lendemain, elle revient et dit que ça s'est très bien passé, que ses parents l'ont complètement accepté. Du coup, moi, le soir-même, je me dis, je vais le faire à mon tour. En plein dîner, je balance de but en blanc à mes parents : « Au fait, j'aime pas les filles ». Donc là, gros moment de blanc et d'incompréhension avec mes parents qui me disent, « tu t'es engueulé avec une fille, ça va pas ? » Je dis, non, en fait, j'aime pas les filles de manière absolue. Ça s'est très, très mal passé. Ce n’était même pas un sentiment de rejet, c’était un gros rejet en fait. Mais en interne. C’est-à-dire qu’on ne m'a pas mis à la porte. Ça a été assez violent. Ma mère venait me voir le soir en me disant, c'est contre nature, c'est pas possible. Et mon père ne m'a pas parlé, pendant plusieurs mois, six mois je pense. J'arrive même pas à le dater tellement ça a été un traumatisme. » 

Franco-tunisien, gay, banlieusard, les identités lui sont assignées avant même qu’il les intègre lui-même. « Je viens en plus d'un quartier populaire où il y a beaucoup de mixité. Les gens s'identifient par leurs origines. Leurs origines mais qui viennent souvent des deux parents. Donc en gros, il y avait les Algériens, les Tunisiens, les Marocains, les « asiatiques » — déjà on ne les dissocie pas. Donc tu vois aussi un peu les stéréotypes. Il y a déjà des communautés qui se forment. Donc moi, j'étais directement mis chez les Arabes. Mais en même temps, je mangeais du porc. Et je ne parlais pas arabe. On m'a assez rapidement dit que j'étais le faux arabe. Donc en gros, dès le départ, l'identité sonnait faux, elle sonnait creuse. » Même chose pour son homosexualité et la banlieue : « Au collège, en ayant vécu du harcèlement scolaire, notamment pendant cette quatrième sportive, on m'a collé l'étiquette de pédé avant que j'ai eu le temps de vraiment, complètement conscientiser mon homosexualité. Pareil sur la notion de banlieusard. Les médias, les informations en ligne parlent de la notion de banlieusard comme un truc négatif. Donc on t'attribue cette étiquette avant même que tu aies le temps de te dire : « je peux en être fier de cet héritage ». Ces processus font que tu te sens un peu enfermé dans des cases. Tu n'as plus vraiment ton mot à dire sur ta propre identité, alors que l'identité, c'est une construction de soi. »

Réappropriation de ses identités 

Il commence alors un processus de réappropriation de ses identités. A commencer par son identité gay. Il commence à sortir dans le milieu vers 22 ou 23 ans. Ce qu’il juge assez tardif, et signe qu’après son coming-out familial douloureux il était « vraiment bien retourné dans le le placard ». Ses premiers pas sont décevants : « Tu découvres un peu quelle est potentiellement ta communauté, tu essaies de rencontrer des gens avec qui tu vas pouvoir partager une partie de la vie que tu as vécue, des traumatismes, et te dire que tu vas trouver potentiellement de l'affection, de la solidarité, de l'écoute. Et ce que tu trouves, c'est des mains au cul, c'est des gens qui disent « t'es pas drôle si tu te laisses pas tripoter » et des gens qui te considèrent un peu comme un morceau de viande et qui ont juste envie de multiplier les plans plutôt qu'un sentiment d'affection. Ça dépeint un tableau qui est un peu triste, mais ma première rencontre avec la communauté homo, quand je suis allé en soirée, ça a été ça. »

Un métier au service des autres

Côté professionnel, après Sciences Po, il s’oriente dans la com. Après diverses expériences, il s’aperçoit que ni le métier ni les gens qui le font ne lui correspondent vraiment. Il se tourne vers l’UX Design, du design d'expérience utilisateur, donc tout ce qui est tourne autour de l’ergonomie, de la conception d'interface, de la recherche. « A la différence de la communication, où tu dois essayer de vendre des produits par les mots, le design, tu fais de la recherche, donc tu t'intéresses aux personnes et tu essaies de comprendre réellement en empruntant des techniques d’anthropo ce qui leur correspond et ce dont ils ont vraiment besoin. », explique-t-il. Il part faire un Master 2 en Chine, où il travaille sur « le rapport entre les objets connectés et les individus notamment entre la France et la Chine ». A son retour à Paris, il intègre une agence de design où il reste trois ans. Le dernier sujet qu’il traite est un sujet de service public. « C'était pour recréer le formulaire pour les personnes âgées en période d'autonomie qui demandent une aide financière au département. » Il a une sorte de déclic : « A ce moment-là, je me suis dit qu'en fait, vu mes engagements, notamment depuis 8 ans dans une association d'égalité des chances et que ça me tenait à cœur d'avoir un sens dans ma vie, si je veux être en accord avec mes valeurs, il faut que j'aille dans le service public. Parce que le but du service public, c'est de servir les citoyens, c'est d'apporter un service qui soit utile, efficace, facile d'accès et sur le numérique. Il y avait du taf. » Il travaille ensuite au ministère de l'Ecologie pour lancer un nouveau service public qui aide les PME à accéder aux aides écologiques puis enchaîne avec le ministère des Affaires étrangères. Il n’y reste que deux mois. Le boulot, ses multiples activités associatives, le sport commencent à peser trop lourd : il fait une dépression. Pour ne rien arranger: « Et à ce moment-là au ministère des Affaires étrangères, il y a un peu une discussion qui me met très mal à l'aise, où en gros tu as des propos un peu racistes, homophobes qui sont proférés par des collègues, de manière très maladroite, mais quand même…» Pour lui, c’est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Il part et s’accorde un an de pause. Depuis quelques mois, il travaille chez Décathlon, via le collectif Yeita : « Il y a eu un vrai coup de cœur avec eux parce que je me suis retrouvé face à des humains, dit-il. Et je suis arrivé avec toutes mes vulnérabilités en sortant de dépression, en partant un peu dans tous les sens et ils m'ont dit on te kiffe, tu nous rejoins. » 

Pour la diversité au travail

En parallèle du travail, il reste impliqué dans l’associatif. Il s'investit d’abord dans l’association qui accompagne les lycéens de quartier populaire, celle qui l’a aidé à rentrer à Sciences Po. Puis, le fait de travailler dans le numérique lui inspire une réflexion : « Quand j'étais avec toutes ces personnes de quartier populaire qui me ressemblaient, il n'y en avait aucune qui voyait dans le numérique une notion de pouvoir, une notion de d'épanouissement professionnel, voire la possibilité aussi de faire de la thune, parce que quand tu es en quartier populaire, tu as aussi envie de t'en sortir financièrement. »  Il identifie là un vrai besoin de sensibilisation aux enjeux professionnels du numérique dans les quartiers populaires. En 2018, il rejoint donc l’association Diversidays, qui vient de se créer. « En deux mots, Diversidays, le but, c'est de faire du numérique un ascenseur social, là où ça ne l'est pas aujourd’hui. », indique-t-il, avant de préciser : « Toutes les start-ups aujourd'hui, elles recrutent à bac plus 5 des gens qui sortent de grandes écoles, qui viennent de grandes villes, qui sont plutôt des personnes issues de milieux privilégiés. Donc, en fait, elles font de la discrimination au recrutement sans le savoir. » L’association, qui travaille notamment avec Pôle emploi, Google.org, la French Tech, le ministère du travail, Orange, EDF, PwC France & Maghreb, intervient dans les start-ups du numérique. « On les forme à la lutte contre les LGBTphobies avec L'Autre cercle, On les pousse à prendre des engagements, donc à signer aussi la charte et à mesurer ce qu'ils mettent en place. On les forme contre le racisme, on les forme contre le validisme. » « Notre objectif, c'est de faire du numérique une opportunité pour toutes et tous », affirme-t-il. En janvier dernier, il est élu président de Diversidays. Et il comprend que pour informer sur la nécessité du travail de son association, il doit se mettre en avant. Il devient alors l’un des visages de l’inclusion au travail en France.

Hypersexualisation

En plus d’une vie professionnelle et une vie associative au service des autres, il tente de trouver aussi sa place dans la communauté LGBT. Depuis un peu plus d’un an, il s’est investi dans la ballroom scene parisienne (la scène voguing). Il y pratique plusieurs catégories : le old way (la danse voguing des origines) ou la catégorie Executive realness, où l’on doit performer le rôle d’un cadre dirigeant. Il soutient aussi activement la création d’une scène en Tunisie. Côté rencontres, en revanche, sa mauvaise impression des débuts, n’a pas vraiment été démentie par l’expérience et les années. Les aspects consommation et hypersexualisation de la communauté le questionnent : « On se dit « mais c'est ça la liberté d'être gay, c'est la liberté de jouir de sa sexualité et de sa vie sexuelle telle qu'on l'entend. » Et en fait, je trouve que oui, c'est le cas, et ça doit l'être, mais il y en a beaucoup qui sont un peu dans le déni du fait que cette hypersexualisation, elle enferme. », lance-t-il. Il détaille son point de vue : « Là où potentiellement les gens viennent chercher de l'affection, le sexe ne leur en apporte pas, le sexe leur apporte un moment éphémère de sensation de liberté, mais pas de réalité. Et d'ailleurs, c'est ce qui fait qu'aujourd'hui, tu as quand même une grosse partie de la communauté qui se perd dans les drogues, dans le chemsex et dans les plans à foison, mais au final qui ne te font pas sentir moins seul. » Il parle d’expérience : « Depuis que j'ai commencé à sortir, j'ai eu des énormes moments de solitude où j'ai fait partie de ces personnes qui multiplient les plans, etc., en me disant « ce que je viens de trouver dans ces plans, c'est de l'affection. » Et ça ne m'a pas donné de l’affection. » La fétichisation de son identité arabe, à laquelle il est souvent confronté, n’arrange rien. On lui balance des stéréotypes, des « Est-ce que tu veux faire un plan avec moi, sneakers, chaussettes, parce que t'es arabe ? » Il livre son analyse: « Je pense que la racine de tout ça c'est le fait qu’on est beaucoup à ne pas avoir digéré notre légitimité d'être et d'exister. Moi, ça a été pas mal mon combat, de me dire je suis légitime d'être, je suis légitime d’exister. »

Marseille, bébé

Pendant l’entretien, Nadim s'interrompt de temps à autre pour régler les détails de son déménagement. Pourquoi Marseille, au fait? Comme beaucoup d’autres, il a mal vécu le confinement, répond-il. Et c’est aussi pour pouvoir souffler : « Marseille, c'est un peu un refuge. C'est le fait de se réouvrir à l'espace, à la nature. C'est le fait aussi de pouvoir avoir du temps pour écrire, pour prendre du recul, pour réfléchir sur toutes ces années qui sont passées, et pour bosser sur ce bouquin que j'aimerais bien écrire, un truc un peu autobiographique. Et aussi, me connecter différemment avec la communauté de Marseille. » Il n’idéalise pas la cité phocéenne pour autant : « C’est une ville où il y a quand même de l'homophobie, qui est assez forte. C'est une ville qui est très directe. Moi, les gens me disent, mais tu vas à Marseille, c'est une ville qui est très violente. Mais je trouve que ce n'est pas la même violence que Paris. Paris, c'est une violence qui est un peu hypocrite, un peu cachée, déguisée. Marseille, c'est une violence très brute. Et je trouve que l'une ne vaut pas mieux que l’autre. » Après la séance photo, Nadim Bel Lallahom repart sur son vélo, sous la pluie. Une chose est sûre : Paris, Marseille ou ailleurs, on n’a pas fini d’entendre parler de lui.

Photos: Xavier Héraud

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