Arcadie était-elle aussi ringarde qu’on le pense généralement ? Soixante dix ans après sa création, le mouvement mérite un peu mieux que la caricature que l’on en dresse souvent.
Il y a 70 ans, en janvier 1954, André Baudry créait Arcadie. Le mouvement, qui a existé jusqu’en 1982, était à la fois une association, une revue et un lieu de convivialité. Pendant 15 ans, ce fut même la seule association homosexuelle en France. Pas homosexuelle, pardon, « homophile », selon la terminologie commune à plusieurs associations européennes de cette époque. Si les militants des années 70 l’ont ringardisée, visant en particulier les sermons moralisateurs de son fondateur, Arcadie vaut sans doute un peu mieux qu’une caricature. Dans son histoire du mouvement, Arcadie (Editions Autrement, 2009), l’historien Julian Jackson s’est attaché à démonter un par un les préjugés qui l’entourent encore 40 ans après sa disparition.
Pour comprendre la création d’Arcadie, il faut d’abord s’arrêter sur la personnalité de son fondateur et président omnipotent, André Baudry. Né en 1922, à Rethondes, il connaît une jeunesse marquée par les drames familiaux. Sa mère meurt en 1930, alors qu’il n’a que 8 ans. Son père, avec qui il a très peu de liens affectifs, le met alors immédiatement en pension. Enfin, sa sœur aînée succombe quatre ans plus tard à la tuberculose. Pour André Baudy, c’est peut-être ce qui explique qu’il se soit lancé dans une aventure comme Arcadie. « Si j’avais eu des liens étroits avec un père ou une mère, une famille, j’aurais peut-être hésité davantage à fonder Arcadie, alors que là, complètement indépendant, avec des comptes à rendre à personne, je n’ai pas hésité », déclare-t-il à Julian Jackson. Cela explique peut-être aussi que contrairement à la plupart des collaborateurs d’Arcadie, il n’a jamais pris de pseudo. Après avoir passé quelques années dans un sanatorium en raison d’une tuberculose, il entre au séminaire en 1943, mais le quitte brutalement deux ans plus tard, après une tentative de séduction d’un prêtre. « Je me suis dit : « Si c’est pour finir comme ça, moi aussi, un jour, subrepticement, douloureusement… ce n’est pas possible »», confie-t-il à Jackson. Il devient alors professeur de philosophie dans un établissement privé parisien. Il s’essaie au théâtre ou à l’écriture de roman, mais sans succès. Il fréquente des mondains comme les écrivains Roger Peyrefitte ou André du Dognon, homosexuels notoires au verbe acerbe.
Atmosphère homophobe en France
En ce début des années 50, l’homosexualité n’est pas franchement en odeur de sainteté en France. Des centaines de personnes sont condamnées chaque année au titre des articles du code pénal votés par Vichy, quand elles ne le sont pas pour « outrage aux bonnes mœurs ». La vie homosexuelle est largement clandestine et le harcèlement policier constant. Les rencontres sexuelles se font souvent dans les pissotières (connues sous le nom de « vespasiennes » ou « tasses »).
André Baudy trouve sa voie lorsqu’en 1952, un ami lui parle de la revue suisse homophile Der Kreis (« Le cercle »), créée en 1932, qui compte une vingtaine de pages en plusieurs langues. Séduit par la vision de l’homosexualité qui y est présentée, Baudry contacte immédiatement l’éditeur des pages francophones. Il écrit ensuite régulièrement des articles sur différents thèmes, des critiques de livres, etc. Der Kreis étant basée à Zurich, il lui vient l’idée de créer une sorte d’antenne à Paris. Il organise alors des réunions. « Au cours de ces rencontres, Baudry fait l’expérience d’une vie homosexuelle différente de celle qu’il a connue dans les salons de du Dognon (...) ou dans les bars parisiens. Parmi ceux qui se rendent chez lui, beaucoup sont des hommes respectables, très seuls et souvent malheureux. Ils cherchent du réconfort moral, des conseils et de l’amitié. Baudry commence à retrouver une vocation », raconte Jackson. Il se sent à l’étroit dans la place que lui laisse Der Kreis. L’idée germe d’aller plus loin.
Jusqu’ici, il n’y a eu que trois revues à sensibilité homosexuelle en France. D’abord Akademos en 1909 (11 numéros sur un an), puis Inversions (seulement 4 numéros) en 1924, qui a valu de la prison à ses fondateurs. En 1952, création de la revue Futur, par un certain Jean Thibault, 22 ans. Il s’agit d’un quatre pages, qui se définit comme un « organe de combat et d’information pour la liberté sexuelle et l’égalité ». Elle paraît par intermittence jusqu’en 1956.
Lutte pour l'égalité
Il faut donc un certain courage pour lancer une organisation homosexuelle dans ce contexte. Dans un message qu’il fait diffuser fin 1953 André Baudry annonce la création d’une revue avec un mélange d’emphase et de prudence très caractéristiques de sa personne : « La France entre, à côté d’autres Nations européennes, dans notre lutte pour une véritable ÉGALITÉ… Nous voici, décidés, à servir dignement et courageusement toutes nos vies, dans la prudence, la discrétion et la dignité, sans tapage inutile. Une Revue Française va paraître. Vous devez vous y abonner — tout de suite. Vous qui lisez cette lettre, Ami, vous devez, EN CONSCIENCE, juger que le moment est venu de vous intéresser aux efforts de certains, autant ceux de France que de ceux de l’étranger… S’abonner est un DEVOIR pour chacun de cette Grande Communauté qui se poursuit à travers les siècles et toutes les Nations. (...) »
Le premier numéro d’Arcadie, sous-titré « revue littéraire et scientifique » paraît en janvier 1954, avec une présentation austère qui ne bougera quasiment jamais. Pour le premier numéro, Jean Cocteau fait parvenir un dessin et un court texte. Roger Peyrefitte et André du Dognon signent des textes, Jacques de Ricaumont traduit des poèmes, et le fidèle Marc Daniel (pseudonyme de Marc Duchein), qui restera le bras droit de Baudry jusqu’au bout, signe son premier texte. Le soutien d’une figure comme Cocteau était important et pendant longtemps le fondateur d’Arcadie cherchera le soutien d’autres personnalités, la plupart du temps en vain. Cette quête faillit même coûter son existence à la revue et l’association. En souhaitant attirer l’attention de l'écrivain Julien Green, il publie le texte d’un de ses proches à la réputation sulfureuse. L’écrit lui vaut d’être poursuivi et condamné. Sous la pression des autorités et des lois homophobes (L’assemblée nationale vote un texte en 1960 désignant l’homosexualité comme un « fléau social »), Baudry fait également retirer les petites annonces et les photos de la revue. Celle-ci comptera au final 314 numéros. Jusqu’à 30 000 adhérents auraient été abonnés au plus fort de sa diffusion en 1975. Des chiffres peut-être gonflés, mais qui, même réduits de moitié, témoignent d’un beau succès.
Un bal hebdomadaire très couru
Mais pour beaucoup, Arcadie c’était surtout des rendez-vous conviviaux et surtout son bal hebdomadaire. En 1957, l'association quitte son local de la rue Béranger, devenu trop exigu pour ce qui sera son local historique du 61, rue du Château d’Eau à Paris, où se trouve désormais le club Les étoiles, qui a accueilli de nombreuses stars de RuPaul’s Drag Race ces dernières années. On peut y danser ou y assister à des conférences trois fois par semaine. Les soirées y sont très courues. « Jusqu’à la fin des années 1960, quand la police cesse de faire appliquer l’interdiction de danser entre hommes, Arcadie reste le seul endroit où cela se pratique en toute sécurité à Paris », note Julian Jackson. Les forces de l’ordre rôdent souvent dans les parages, à l’affût du moindre dérapage, alors Baudry impose une discipline de fer aux participants, qui n’est pas toujours très appréciée. Ces derniers ont droit une fois par mois au « mot du mois », où Baudry revêt ses habits de prêcheur et délivre un sermon où il met régulièrement en garde contre les mœurs dissolues ou les gays trop voyants. Avec son exaltation légendaire, il exaspère, suscite l’admiration ou fait rire — parfois tout cela à la fois, mais laisse rarement indifférent. Pourtant, relève Julian Jackson, la revue et l’activité du club ne reflètent pas forcément ce conservatisme. Arcadie fait ainsi régulièrement passer des informations sur la santé sexuelle à ses adhérents et organise même un jour une conférence sur Homosexualité et sadomasochisme. Et en privé, le fondateur d’Arcadie sait se montrer d’une grande ouverture… tant qu’on ne marche pas sur ses plates bandes.
Coup de vieux
Mai 68, puis la création du FHAR et ensuite des Groupes de libération homosexuelle viennent donner un coup de vieux au mouvement. André Baudry est d’ailleurs sur scène, lorsqu’un groupe de militantes du MLF perturbe l’émission de Ménie Grégoire, diffusée sur RTL, le 10 mars 1971, avant le soir même de créer le FHAR. Un passage de relais, bien qu’involontaire, d’une génération à une autre… Arcadie poursuit pourtant ses activités pendant toutes les années 70, avec un succès qui ne se dément guère. Le mouvement s’arrête finalement en 1982, 28 ans après ses débuts. Lassé des attaques contre son mouvement et faute d’avoir pu trouver une équipe pour lui succéder, André Baudry dissout l’association et s’exile avec Giuseppe, son compagnon italien à Naples, en Italie, où il vivra ensuite en quasi-reclus. C’est là qu’il s’éteindra en 2018, à l’âge de 95 ans.
Cet article a été publié dans Strobo n°27