Le journaliste Mathias Chaillot vient de publier un essai passionnant, « 4%... en théorie », qui explore les recherches sur l’origine de l’homosexualité. En dehors de son travail, il photographie régulièrement les masculinités et s’est engagé récemment à Aides, pour travailler sur la question du chemsex.
Il fait beau en cette matinée de fin novembre à Paris. Comme deux de nos derniers « portraitisés », Mathias Chaillot nous a donné rendez- vous dans le XIXème arrondissement. Dans ce café non loin de Marx Dormoy, il commence par dérouler sa vie: enfance et adolescence dans un petit village à côté de Bourges, dans le Cher, jusqu’à ses 18 ans, une attirance pour les garçons qui se manifeste vers le collège. Le temps de passer par plein d’étapes et de l’accepter, il fait son coming-out à 16-17 ans auprès de ses amis, que ça ne trouble pas plus que ça, et de ses parents. Petit, il voulait être écrivain: « Mes parents m'ont dit “Tu vas trouver un métier d'abord et puis après tu seras écrivain” » . Puisqu’il aime écrire, ça sera journaliste. « Les choses se sont faites un peu rapidement, raconte-t-il. Parce que j'étais au lycée, je pensais que j'allais faire une petite fac histoire de glander deux ou trois ans comme tout le monde. » Il tente malgré tout les concours de plusieurs écoles de journalisme. Et il est pris. Il rejoint alors l’IUT de Tours, où il obtient une licence.
Il commence par la radio, puis passe à la presse écrite. Et ensuite, c’est Neon, le magazine où il va rester une dizaine d’années, ce qu’il nomme son « âge d’or ». Le style Neon lui convient bien : « J’aime bien raconter des histoires et j'ai eu la chance de pouvoir en raconter. En plus, à Neon, ce qui était cool, c'est qu'on parlait de nos vies, de nos amours, de nos amis, de notre santé. En partant de notre intime, on allait vers l’universel. Et c'était super intéressant de pouvoir se dire, « tiens, je suis gay, j'ai entendu parler d'un truc qui s'appelle la PrEP, c'est tout nouveau, ça vient de se lancer, vas-y, je tente. » Parmi ses reportages mémorables, il cite un sujet sur le covid : « après le Covid, j'ai fait une anosmie, donc en gros, mon odorat avait un peu vrillé. J'ai vu des gens et j'ai découvert qu'il y avait bien pire. Tous ces gens qui mangeaient une fraise et qui sentaient l’eau de javel ou des trucs fous. Ça leur pourrissait vraiment la vie. On ne se rend pas compte de l'impact du plaisir de l'odorat et du goût. » Et puis le plus marquant, ça reste son infiltration dans une thérapie de conversion en Pologne. Il se souvient : « c’est là où j'ai peut-être le plus flippé aussi, quand même. De me dire si je me fais griller, qu'est-ce que je fais là au fond de la Pologne ».
« Ce n’est pas un article que tu m’as rendu, c’est un livre »
L’idée d’écrire sur les origines de l’homosexualité vient en partie de ce sujet-là: « dans ce reportage, je pensais qu'il y aurait un petit paragraphe assez court où j'allais dire voilà pourquoi leur théorie ne tient pas debout. J'ai fait une petite recherche sur Internet. Dans ma tête, c'était évident qu'ils disaient n'importe quoi. Et là, j'ai plongé dans le vortex des théories et des questionnements autour de ce sujet. J'ai réussi à me dépatouiller pour résumer ça en trois lignes dans le premier papier. Mais j'avais à côté de ça une espèce de sac de matière un peu bouillonnante, magmatique, que je n'arrivais pas du tout à gérer. C'est mon chef qui m'a dit : « Ton prochain sujet, il est là. Tu vas plonger dans ce sac.» »
Il repousse ce papier pendant trois ans. « Jusqu'au jour où mon boss m'a dit, « il est dans le sommaire, tu vas l'écrire, maintenant ». Je suis arrivé avec mon article un tout petit peu embêté parce qu’il faisait 30 000 signes, ce qui est beaucoup, même pour Neon. On m'en avait commandé 10 000 à 12 000. À la fin, mon chef m'a dit, « OK, on va jusqu'à 18 000. Mais on ne fait pas des papiers de 18 000 signes ». Et donc, quand j'ai coupé, c'est lui qui m'a lancé, « ce n'est pas un article que tu m'as rendu. C'est un livre. » »
Message reçu. Il plonge alors dans son « sac de matière bouillonnante ». Et ça n’est pas simple. « Je suis parti de zéro, explique-t-il. Je me suis retrouvé envahi sous des tonnes de données. Je ne savais plus comment les traiter, je ne savais plus lesquelles étaient crédibles. Donc une grosse partie du temps a d'abord été consacrée à essayer de comprendre ce que je lisais, à appeler les copains psychanalystes ou bio ou autre en disant “j'ai bien compris il dit bien ça le monsieur?”, à faire le tri". L’écriture à proprement parler, c'est la dernière année. Trois ans plus tard, il sort 4%... en théorie aux Editions Goutte d’or, une plongée passionnante dans ces études qui tentent de trouver l’origine de l’homosexualité, dont on ressort sans certitude mais avoir une riche matière à réflexion.
Lors de ses recherches, il est surpris par « le fait qu'il y ait pas mal d'homos qui eux-mêmes pratiquaient ces recherches, avec des motivations parfois ultra profondes ». « J'ai été surpris de voir qu'il y avait quand même pas mal de théories biologiques qui étaient si ce n'est avérées, au moins crédibles, ajoute-t-il. L’effet grand frère par exemple je m'y attendais pas à ce qu'on me dise non mais c'est noir sur blanc il y a un effet, on a du mal à savoir exactement comment mais il y a un truc biologique qui se passe. » Comme il l’écrit dans son livre, cet « effet » signifie qu’avoir un grand frère augmente statistiquement les chances d’être gay. Avoir deux grand-frères encore plus et ainsi de suite.
Comme dans ses articles de Neon, son expérience personnelle lui sert de boussole. Dans un chapitre, il relate en particulier l’agression homophobe dont il a été victime. Un soir en sortant de soirée, il est la cible d’une bande, qui le passe à tabac et lui vole son téléphone. Jusqu’ici, nous confie-t-il, il n’avait pas été vraiment confronté à l’homophobie : « j'étais un gay qui ne faisait pas gay jusqu'à mes 30 ans je pense, jusqu’au moment où j'ai dit je vais faire un peu pédé. Donc j'étais un peu protégé de ça et les seuls moments où j'étais un peu gay c'était dans le milieu, c'était toujours safe. Et donc je n'ai pas trop ressenti l'homophobie autour de moi, dans mes potes, au lycée ou à l'école. Je la voyais évidemment. Je ne tiens pas la main de mon mec dans la rue, c'est bien qu'elle existe, c'est bien qu'elle est là, parce que j'ai peur de ces regards-là. Mais ça n'allait pas plus loin donc quand ça m’a pété à la gueule de façon brutale, gratuite, un peu déchaînée, j'ai compris. J’ai eu peur, vraiment. Après, des récits d'agressions homophobes avec des photos de mecs en sang, on en voit malheureusement régulièrement sur les réseaux sociaux, je m'en sors bien au final. J’ai perdu mon téléphone et j’ai eu un peu mal à la mâchoire. »
Regarde les hommes
Si on a eu envie de faire un portrait de Mathias Chaillot, c’est parce qu’il se contente pas d’écrire des articles et des livres. Il fait de la photo aussi. On peut découvrir son travail sur le compte Instagram Regarde les hommes (https://www.instagram.com/regardeleshommes/). Après en avoir fait un peu vers 20 ans, il a rangé l’appareil et n’en a racheté un qu’au moment du confinement. « Ça me titillait depuis un bout de temps. J'avais des copains photographes et je voyais bien que je tournais autour de ce milieu là. J’en ai parlé à une copine photographe dont j'adore le travail qui s'appelle Marguerite Bornhauser et qui fait des photos magnifiques. Je lui ai demandé ce qu’elle avait comme matos quoi et elle m'a dit « bah tu sais, ça [il sort un petit appareil de sa sacoche], ça coûte 100 balles sur ebay ». Donc le premier jour du confinement j'ai acheté ça et et j'ai mitraillé tout ce que je trouvais. J'ai fait beaucoup beaucoup d'images. Je mitraillais sans sujet, je ne voulais pas forcément faire du photojournalisme, c'est encore un autre métier que je maitrise pas ou pas pour le moment. Moi c’est du documentaire. Il n’y a rien de posé mais c'est des documentaires de vie, quoi. Rapidement, ce qui s'est dégagé c'était mon rapport justement à la masculinité, aux masculinités à comment on les exprime. »
On lui doit notamment une belle série d’images prises l’été sur l’Île du Levant, une île naturiste où se retrouvent beaucoup de gays depuis quelques années. « Le Levant qui est une île où je vais depuis 4 ans maintenant. J’y ai fait beaucoup d'images et il y a un truc qui m'a beaucoup touché dans la tendresse qui se dégageait des corps masculins, un truc un peu ambigu. C’était des corps nus mais un peu désexualisés et en même temps très tendres. J'ai fait auto-éditer un petit livre de photos qui a bien pris et puis j'ai fait une petite expo collective. On va voir où ça va aller. » Ça va aller en librairie, puisqu’une maison d’édition publiera au printemps prochain un livre sur « les garçons du Levant ».
« Tu as perdu 6 heures de ta nuit pour ça ? »
Autre sujet qui nous a intrigué chez Mathias, c’est son engagement sur le chemsex. Non content d’avoir signé un excellent dossier dans Têtu à l’automne 2022, il anime aussi des groupes de paroles. Il raconte : « je suis passé par là brièvement. Ça a été très cool et très flippant. Là aussi c'est drôle quand tu réfléchis un peu c'est l'exemple type de comment tu utilises ton sujet pour te soigner toi-même, c’est à dire que j'ai commencé à écrire mon papier alors que j'avais un pied dedans et je ne le savais pas. Parce que moi je ne pensais pas faire du chemsex. Je pensais que j’allais en teuf que je prenais une drogue et que je rentrais faire du sexe. Rapidement, j'ai compris que c'était toujours la même drogue qui revenait, la 3 MMC, mais je n’avais pas l'impression d'être dedans. J'avais l'impression qu'il y avait des copains qui étaient dedans, des copains que je ne voyais pas qui allaient en partouze donc il me faisaient peur, mais moi ça allait. En 6 mois je me suis senti glisser et j’ai pris peur. » Il finit par en sortir : « c'était il y a 3 ans, je me décris aujourd'hui comme quasiment abstinent c'est à dire que je ne vais pas en touze, je ne vais pas acheter de la 3 pour aller faire du sexe mais il peut m'arriver de faire une soirée, de prendre une drogue et donc de fait c'est du chemsex. Généralement je m'en mords les doigts. Je me dis tu as perdu 6 heures de ta nuit pour ça ? »
De cette galère et de celles de ses amis, il a tiré un article pour Neon puis un dossier pour Têtu. Dans ce contexte, il a beaucoup interviewé des militants de Aides, très engagé sur la question du chemsex et il en profité pour prendrez rendez-vous pour lui-même. « Je suis allé voir un référent de chez Aides pour faire le point. C'est plus que j'ai un comportement compulsif donc quand j'ai arrêté le chemsex je suis passé à autre chose, je suis passé au café [jusqu’à deux cafetières par jour!] ». Il se demande s’il doit voir un addictologue. Le référent de Aides le rassure. Il se dit du coup qu’il pourrait peut-être rendre la pareille et aider à son tour. Il rejoint l’association et y passe de temps à autre pour « donner un coup de main » : « J’essaye de développer des chill-outs, des cercles de discussion. J’en apprends autant sur moi-même que je donne des conseils pour les autres. A terme, j'aimerais bien faire de l'accompagnement individuel et parmi les différentes casquettes, c’est un truc qui me travaille de plus en plus. »
Que dit le chemsex de notre communauté, selon lui ? « Ça dit beaucoup de choses. Ça dit de notre rapport au sexe, qui a été ultra important et super pour nous construire en communauté à un moment mais qui peut devenir obligatoire dans l'image et qui du coup peut être flippant et dangereux pour d'autres parce qu'en fait tout le monde n'aime pas le sexe tout le monde n'aime pas le sexe au même point. C'est super la façon dont la communauté a libéré et a fait sauter le tabou du sexe mais l'autre côté de la pièce c'est que pour être un bon gay il faut être un gay qui baise. Et là où le chemsex est dangereux, c'est que ça te permet d'être un super bon gay parce que tu baises pendant 8h avec 12 mecs donc tu coches la case tout en haut. C'est hyper gay. »
Il poursuit : « ça dit globalement — et ça n’est pas nouveau — que notre santé mentale n'est pas super. On a plus de risques d'addiction, on a plus de risques de dépression. » L’homophobie avec laquelle on grandit, « ça crée des failles et le chemsex est un super moyen de répondre à ces failles. » Enfin, estime-t-il, « ça dit aussi la force de la communauté pour répondre à ces problèmes. On a la plus grave crise sanitaire depuis le VIH et on a la communauté qui a dit comme pour le VIH : si les pouvoirs publics ne se bougent (et ils commencent à bouger) on va le faire. On a vu les crises précédentes, on ne va pas recommencer et on va se soutenir. Et ça c'est encourageant. »
Pour la suite, il réfléchit justement à un livre sur le chemsex, peut-être aussi un roman. « On restera autour des sujets de la communauté », prévient-il. On l'a bien compris: à la théorie, Mathias Chaillot semble préférer la pratique. On ne s'en plaindra pas.