1978 : le monde occidental découvre, non sans stupeur, le clip haut en couleur de You make me feel (mighty real) de Sylvester. Une vidéo où la diva américaine, la trentaine, sur fond de boules disco alterne pantalon en cuir et tunique dorée, costard blanc crème et éventail assorti, jouant autant sur sa masculinité que sa féminité, et où semble marqués en sous-titres énormes et clignotants : « Je suis gay ». Ce qui à l’époque est encore interdit, voire condamné et peut condamner une carrière artistique, d’où le silence de plomb sur le sujet de stars comme Elton John ou Freddie Mercury. Afro-américain d’origine, Sylvester est né en 1947, dans la petite bourgeoisie de Los Angeles, élevé par une mère divorcée, fervente croyante, qui va le traîner très tôt dans les églises, où dès trois ans, remarqué par la puissance de sa voix, il intègre la chorale. C’était sans compter sur l’aversion des pentecôtistes pour ses manières efféminées et sa manière de s’habiller qui font jaser les fidèles. A huit ans, la révélation de la relation sexuelle qu’il entretient avec l’organiste de l’église, bien plus âgé que lui, provoque le scandale, lui vaut l’animosité de sa famille qui ne comprend pas son comportement - encore moins lorsqu’il affirme qu’il était consentant et qu’on ne l’a absolument pas forcé. C’est cette franchise, en même temps qu’un sens du militantisme ancré en lui, qui vont provoquer son renvoi de l’église à 15 ans, alors même que Sylvester commence à traîner avec une bande de travestis, les Disquotays, avant de s’enfuir, quitte à vivre quasiment comme un SDF, à San Francisco, alors enclave de tolérance dans l’Amérique rigide de l’époque.
Très vite, son sens du show rivé au corps, il intègre la troupe des Cockettes, une bande d’artistes un peu fou et très folles, où gravitent la future Divine, égérie des films de John Waters ou l’écrivain Bruce Benderson qui décrira plus tard, comme personne, le New York interlope de Times Square. Entre travestissements, pièces de théâtres et shows de cabarets où ils reprennent des standards de Billie Hallyday ou Joséphine Baker, et ingestion de LSD, la troupe sème la pagaille dans les rues de San Francisco, Sylvester en tête, alors qu’à l’époque se promener vêtu de fringues féminines peut vous conduire en prison ! Mais Sylvester rêve d’une carrière dans la musique. Entouré d’un groupe, le Hot Band, il s’essaie à un registre blues-rock qui ne colle pas bien avec sa voix unique, reprend quelques tubes comme le « Southern Man » de Neil Young ou le A Whiter Shades of pale de Procol Harum. Deux albums qui ne connaîtront pas le succès, d’autant plus que la tournée organisée tout autour des Etats-Unis vire au cauchemar devant un public qui le traite de « nègre » et de « faggot », que sa maison de disque lui demande de calmer ses exubérances vestimentaires et que la presse musicale noire le boycotte tout simplement. Nullement désarçonné - il en faut plus à ce concentré de fierté - Sylvester se lance en solo, se frottant doucement au disco, genre qu’il ne porte pas spécialement dans son cœur (il lui préfère nettement la soul). C’est sa rencontre avec le jeune producteur Patrick Cowley, qui a quitté Buffalo, petite ville de la côte Est, à 21 ans pour vivre pleinement son amour des synthétiseurs, des clubs et des garçons, qui va changer définitivement son destin le propulsant, l’instant d’un tube, d’inconnu à superstar mondiale, au point que Bowie de passage en concert à San Francisco déclare : « San Francisco n’a pas besoin de moi, ils ont déjà Sylvester. » Alors que Cowley s’est fait connaitre en remixant illégalement le tube I Feel love de Donna Summer, une version considérée par beaucoup comme supérieure à l’original, et qu’il travaille comme éclairagiste au City Light, la discothèque gay incontournable de l’époque, il entend Sylvester répéter You make me feel, et le convainc de lui laisser le soin de la retravailler. A cette chanson soul et basique dans sa forme première, Cowley va ajouter sa science des machines, des boîtes à rythmes sous amphétamines et des synthés en vrille. Le résultat en forme de TNT pour les dancefloors ne se fait pas attendre, et le titre, merveille de sonorités électro-disco renforcée par le falsetto incroyable de Sylvester, entre dans le top des charts du monde entier, devenant le maître étalon d’un dérivé du disco - plus électronique, rapide et gay - nommé la Hi-NRG qui va devenir la bande son des clubs gay des eighties. Nous sommes en 1978, Sylvester engage Patrick Cowley aux claviers dans son groupe, et de tournées en tournées, de plateaux télé en émissions de variété, le monde leur appartient. Surtout à Sylvester, qui joue sa diva et se change au moins quatre fois par titre. « Sylvester transformait ce qui était censé le stigmatiser en atout. Il était plus genderfluid que n’importe qui. Parfois il était habillé en « garçon », d’autres en drag des pieds à la tête, mais la plupart du temps c’était un mélange des deux », explique Joshua Gamson, auteur d’une biographie sur ce personnage hors-norme. «À première vue, certaines personnes l’identifiaient comme une femme, même si vous pouviez le croiser le soir dans un bar gay en cuir de la tête aux pieds. Le drag était sa vie. Devenu célèbre, au point d’être surnommé The Queen of disco, Sylvester n’en reste pas moins un militant acharné pour les droits des LGBTQ+ et un grand ami du politique Harvey Milk. Il est de tous les combats contre le racisme et l’homophobie, et, séropositif, s’engage de toutes ses forces dans la lutte contre le VIH, désespéré par la mort du Sida de Patrick Cowley en 1982. Sa dernière apparition publique remonte à la Gay Pride de San Francisco de 1988 où il prononce un discours qui témoigne de son immense colère : «La communauté noire est toujours la dernière de la file quand il s’agit d’avoir des informations sur le sida, alors même qu’elle est la plus touchée. Ça m’énerve de voir que l’épidémie de sida est encore considérée comme une maladie qui ne toucherait que les gays blancs ! » Décédé le 16 décembre 1988 des suites du Sida, enterré maquillé et vêtu d’un kimono rouge, pleuré par un San Francisco dévasté, Sylvester a laissé une trace incandescente dans l’histoire de la dance music. Et si, on ne compte plus les tubes à porter à son actif (Do you wanna funk ?, Stars, I need somebody tonight, Dance…), You make me feel est celui qui incarne au mieux toute l’essence de cette diva hors-norme. Un tube, aussi dansant que mélancolique, et qui depuis plus de quarante ans, n’a pas quitté le dancefloor des meilleurs clubs de la planète, devenant une arme redoutable pour tout DJ qui se respecte, et subissant régulièrement des salves de remixes qui ne feront jamais oublier que rien n’égalera la version originale !