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Documentaire : guet-apens, des crimes invisibles

Xavier Héraud

Le documentaire choc de Mediapart sur les agressions homophobes.

Pour son deuxième documentaire, Mediapart s’est intéressé aux guet-apens homophobes qui font chaque année de nombreuses victimes. Pour ne rien arranger, ces dernières hésitent souvent à porter plainte par discrétion ou par honte. 

Ils croyaient faire une rencontre avec un mec et ils se sont retrouvés avec un ou plusieurs agresseurs, qui les ont passés à tabac ou qui leur ont parfois ôté la vie. Ils s’appellent Kevin, Michel, Zak… et ils ont été victimes d’un guet apens homophobe. 

Pour son deuxième documentaire, narré par Eddy de Pretto, Mediapart s’est penché sur ces crimes « invisibles ». Pourquoi ce qualificatif? Parce que si ce genre d’affaires défraie régulièrement la chronique, l’immense majorité des cas est passée sous silence. Pour une raison souvent très simple : les victimes ne souhaitent pas porter plainte de peur que leur orientation sexuelle soit révélée au public. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’ils sont ciblés. 

La journaliste Sarah Brethes est d’abord partie de l’agression de Kevin à Drancy, avant d’être rejointe par deux autres journalistes de Mediapart, Mathieu Magnaudeix et David Perrotin. Ils ont tous les trois ensuite décidé d’en faire un documentaire. Rappel de cette affaire de 2019: après avoir dialogué pendant trois jours avec un homme,  Kevin, 32 ans, le retrouve dans une rue de cette ville de Seine Saint Denis. Mais c’était un piège et il est alors confronté à trois hommes, qui le frappent et le dépouillent de son téléphone et de ses clés de voiture, sans prendre son argent. Au passage, Kevin reçoit un coup de couteau qui lui perfore le poumon. Depuis, le jeune homme, à qui tout semblait réussir, a plongé dans une dépression dont il a du mal à s’extraire. 

« L’ambition était de ne pas se contenter de raconter le trauma de ces agressions, explique Mathieu Magnaudeix, co-responsable du pôle vidéo de Mediapart et co-réalisateur du documentaire. L’idée, c’était de creuser un peu plus. De raconter cette violence profondément intime puisqu’on est sur un lieu de rencontre sexuelle ou on va sur une appli pour faire une rencontre sexuelle. Et c’est parfois très difficile à vivre pour les victimes. Mais nous voulions aussi montrer quelque chose de plus systémique. Comment ces guet-apens, qui rappellent des histoires vieilles d’il y a trente ou quarante ans, sont toujours présents, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Malgré des évolutions positives sur l’égalité des droits, malgré ce sentiment que les choses avancent, il y a aussi une violence homophobe ancienne et viscérale qui continue de se déployer. »

300 agressions en 5 ans

Pour cela, les journalistes tentent de quantifier ces agressions. En passant en revue articles de presse et archives judiciaires, ils comptabilisent au moins 300 affaires dans les cinq dernières années. Un chiffre similaire à celui du magazine Têtu, qui estime dans un dossier de son numéro de printemps qu’« en 2022, un homo a été la victime d’un guet-apens homophobe chaque semaine ». « L’enjeu de ce documentaire c’était de montrer l’absence, parce qu’il y a beaucoup de victimes qui ne portent pas plainte, indique Mathieu Magnaudeix. On a travaillé sur des dossiers judiciarisés, des dossiers où le verdict a été donné. Dans ces dossiers on a tout de suite vu qu’il y avait parfois des dizaines de victimes et une seule qui acceptait de porter plainte et aucune qui avait parlé à la presse locale, par exemple. Il fallait aussi raconter ça. »  

Aujourd’hui, les agresseurs se servent souvent des applications de rencontre comme Grindr, mais aussi le chat Coco.gg. Pourtant, la pratique date de bien avant. Interviewé, l’ancien directeur de la police nationale Frédéric Péchenard indique être allé sur Radio FG dans les années 90 pour mettre en garde les gays, car 20% des affaires recensées par son commissariat étaient des agressions homophobes. 

Images glaçantes

En plus des témoignages de plusieurs victimes ou de proches, Mediapart a également choisi de montrer la violence homophobe de manière frontale, en incluant les images de deux agressions, celles de Kevin et celle de Frédéric, agressé au jardin des Tuileries. Des séquences glaçantes, que justifie le journaliste: « Nous avons beaucoup hésité. Nous savons que ce sont des images difficiles. Il y aura évidemment un trigger warning au début du documentaire. Mais ça nous a paru important de le faire. Ce sont 45 secondes dans une heure de documentaire. Cela montre la réalité de la violence. C’est difficile de parler d’une violence sans la montrer. Cela montre une violence extrême parfois pour rien du tout, comme pour Kevin où ils ont pris son téléphone et ses clés de voiture, donc c’est de la pure gratuité. Deuxièmement ce sont des preuves judiciaires de la violence homophobe et elles ont été utilisées différemment par la justice. » En effet, pour Kevin, elle ont permis d’accréditer la thèse d’une agression homophobe préméditée. Pour Frédéric, il lui a fallu contacter lui-même le Louvre pour récupérer les vidéos, puisque la police affirmait que les caméras étaient factices. Au final la Justice n’en a pas tenu compte. Et ses agresseurs, des étrangers en visite à Paris, étaient déjà bien loin au moment du procès. 

Au risque d’en choquer certains, Mediapart donne également la parole à deux agresseurs. « Cela montre la banalité de la violence homophobe, plaide Mathieu Magnaudeix. Le deuxième homme [un jeune adulte] qui témoigne est venu nous voir en nous disant qu’il était passé à autre chose. On le met sur une chaise et ce qui sort c’est l’« évidence » d’une banalité homophobe avec des propos qui disent que les gays sont plus naïfs, plus fragiles et qu’on peut y aller plus facilement. » 

« Qu’est ce qu’on rate collectivement dans la sensibilisation des jeunes à l’homophobie, à la différence, pour qu’on arrive à avoir des justifications comme celle-là ? » , s’interroge le journaliste. 

 Prise en charge défaillante

Enfin, le documentaire de Mediapart pointe un problème de prise en charge par la police, puis par la Justice, qui ne reconnaît pas toujours le caractère homophobe des agressions. «  La lutte contre l’homophobie, c’est une des priorités de la politique pénale en France, précise Mathieu Magnaudeix. C’est sans cesse réaffirmé par les différents gouvernements.  Il y a un arsenal légal, juridique, qui a été mis en place, avec la circonstance aggravante en raison de l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Ce cadre a changé, mais on voit que la réponse des pouvoirs publics reste globalement défaillante. »

Et le journaliste de détailler: « la police aujourd’hui accueille de manière très différenciée les victimes. Des questions qui sont posées et qui ne devraient pas l’être, des questions qui ne sont pas posées et qui devraient l’être. Le travail de la police est très important, car il va flécher le reste de la suite pénale et judiciaire ». 

Pour ce qui est de la justice, « il y a tout dans la loi, comme le rappelle le député Raphaël Gérard », ajoute Mathieu Magnaudeix. Si la Justice peut reconnaître la circonstance aggravante d’homophobie — quand les victimes le souhaitent, ce qui n’est pas toujours le cas, on aura fait un grand pas. Il faut punir ces agressions homophobes pour ce qu’elles sont. Les victimes, elles, ont été ciblées pour ce qu’elles sont. » 

 Guet Apens. Des crimes invisibles. Sur Mediapart.fr (accessible aux abonné.e.s)

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