1er mars 1978, Paris est excité comme jamais. C’est en effet ce soir qu’est inauguré le Palace, le nouveau club créé de toutes pièces par Fabrice Emaer. Un jeune homme ambitieux, à tu et à toi avec la jet-set, et qu’on surnomme déjà le Prince de la nuit. Débarqué de son Lille natal pour vivre, comme beaucoup à l’époque, son homosexualité, cet ancien styliste et maquilleur a déjà à ouvert dans les années 60 et avec succès, le Pimm’s Bar, et le Sept. Un restaurant huppé avec un dancefloor au sous-sol où s’encanaillent la jet-set et les branchés de l’époque. De retour d’un voyage à New York, où il a découvert le Studio 54, le temple nocturne qui pulse au son du beat disco, où tous les excès sont permis et où la coke coule à flot, et qui réunit un mélange d’inconnus et de stars unis par l’hédonisme le plus sophistiqué, Fabrice Emaer décide de lancer le Palace pour, comme il le déclare « démocratiser le snobisme ». A l’ouverture c’est la panique, la porte est prise d’assaut, et pour les 2000 chanceux (alors que l’endroit peut contenir 1000 personnes) le meilleur souvenir de la soirée restera le show impromptue de la jeune Grace Jones qui va chanter La Vie en rose, sa reprise disco du standard déchirant d’Edith Piaf, inscrivant l’ouverture du Palace dans la légende.
Née en 1948 en Jamaïque, Grace Jones suit ses parents à Syracuse dans l’État de New York à 12 ans. Élevée de manière stricte, elle est vite repérée par sa taille immense, son corps sculptural, et son androgynie, dont elle va jouer en adoptant une coupe ultra-courte et sculptée, qui va devenir sa marque de fabrique. Elle enchaîne des petits boulots de mannequin, joue dans des pièces de théâtre underground, et installe peu à peu sa beauté non-conventionnelle, dans les magazines de mode, chose peu évidente à l’époque quand on a la peau noire ! Au milieu des 70’s, fasciné par Paris où la mode bouillonne, elle s’y installe, traîne plus que de raison au Sept où elle devient amie avec Fabrice Emaer et se lance dans la chanson en enregistrant trois titres de facture classique : I Need A Man, That’s The Trouble et La Vie en rose. Brutes de décoffrage, les maquettes terminent dans les mains de Tom Moulton, ancien mannequin reconverti en DJ et producteur, qui officie à Fire Island, alors enclave gay au large de New York. Allongée, accélérée et remodelée selon le beat disco qui fait alors fureur dans les clubs, La Vie en rose marque l’entrée royale de Grace Jones en diva qui va faire de la reprise de classiques (Warm Leatherette de The Normal, Pars de Jacques Higelin, Private Life des Pretenders ou Libertango d’Astor Piazzolla), qu’elle sublime dans un mélange de funk, de disco, de reggae et de punk, au point de les rendre meilleures que les versions originales, sa signature. Sortie en 1977, La Vie en rose est déjà un tube qui a été adopté par la communauté gay par ses paroles à double sens, mais ce soir-là, au Palace, à 3 heures du matin, le titre prend une toute autre dimension, aidé d’une performance défaillante devenue légendaire. Attendant le moment de passer sur scène, Grace a l’idée saugrenue d’escalader une échelle qui mène à l’orchestre, pour mieux voir la foule tassée comme dans le métro aux heures de pointe. Mais c’est sans compter sur un service d’ordre visiblement dépassé qui l’arrose de gaz lacrymo, déstabilisant la chanteuse qui se retrouve le justaucorps déchiré, les seins à l’air, et n’y voyant plus rien alors qu’elle doit interpréter son tube dans les minutes qui suivent. C’est Yves Saint Laurent qui va prendre les choses en main et la sauver de cette mauvaise passe, comme elle le raconte dans sa bio : « J’étais là, tremblante de rage, à ne pas savoir quoi faire. Le public débordait d’une énergie frustrée. Yves a tranquillement enlevé sa large ceinture dont il a couvert ma poitrine nue. Prenant à Lou de la Falaise (la muse d’YSL, ndr) cette écharpe pleine de tassels, typique des tissus colorés et fluides qu’elle aimait porter, il me l’a nouée autour de la taille. Puis il m’a très gentiment poussée et j’étais de retour sur la scène, en Yves Saint Laurent, pour chanter La Vie en rose devant un public qui souhaitait ne voir se produire rien d’autre, à ce moment-là, qu’un simulacre total et parfait. Oui, j’étais vêtue d’un simulacre et j’interprétais une chanson qui parlait de sort magique et de monde parallèle. Ce fut une sacrée fête. La coke proposée était teintée de rose ! »