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La grande histoire du voguing

Jean Jacob
Entre danse, travestissement et militantisme, le voguing ne cesse de se renouveler et de faire parler de lui. Et ce depuis de très longues années. Retour sur l’histoire d’une danse bien plus politique qu’elle n’en a l’air.

Printemps 1990, avec la sortie du morceau « Vogue » de Madonna (destiné au départ à être une face B), le voguing est enfin popularisé, révélé au plus grand nombre et au monde entier. Avec ce tube en or, un de ses plus gros succès critique comme commercial, Madonna s’est inspirée de danseurs qu’elle croise lors de ses pérégrinations nocturnes au Sound Factory. Un des plus gros clubs gays du New York de l’époque, une véritable expérience hors du commun, où officie alors aux platines, pour des mixes hallucinés de plus de douze heures, le super DJ de l’époque et véritable légende vivante :  Junior Vasquez. Avec son clip graphique en noir et blanc signé du jeune réalisateur David Fincher, et ses vogueurs shootés dans toute leur magnificence, Madonna et son «  Vogue  » braque enfin les projecteurs sur une danse - autant qu’un phénomène culturel, social et communautaire - issu de l’underground queer noir et latino défavorisé. Basé, pour résumer et faire simple, sur une danse urbaine consistant à prendre les poses, étudiées, surjouées et maniérées, des mannequins qui posent fièrement en couverture de la bible mode qu’est à l’époque le magazine Vogue, la culture du voguing a une très longue histoire derrière elle. 

 

Harlem Renaissance

Les historiens font remonter les origines et les premiers pas du voguing au milieu du 19ème siècle. Alors que les États-Unis vivent l’effervescence de ce qu’on nomme la Harlem Renaissance, un mouvement culturel et artistique multidisciplinaire qui célèbre la fierté et la beauté de la culture afro-américaine, les balls qui se multiplient, attirant jusqu’à plus de 5000 personnes, sont aussi le point de rendez-vous d’une communauté gay et lesbienne où il est fréquent de voir des hommes habillés en femme danser tendrement avec des femmes déguisées en homme. Ce qui fera dire à Langston Hugue, un des artistes piliers du mouvement de la Harlem Renaissance : « Harlem was in vogue and the negro was in vogue. » Pourtant, malgré la pression de la police qui voit d’un mauvais œil cette homosexualité revendiquée et étalée au grand jour, les balls ne cessent de se développer, renforcés en nombre par tous les hommes gay qui reviennent de la seconde guerre mondiale, tout en devenant de plus en plus excentriques et haut en couleur, mélangeant danse, cabaret et pantomime d’un même élan.

Pourtant c’est dans les années 60, que le milieu des balls va commencer à se fragmenter et se diviser. En effet, fatigués de subir le racisme (les participants noirs ou latinos sont rarement primés ou alors on leurs demande d’éclaircir leur visage pour avoir une chance de gagner la compétition), les participant.es noir.es décident de lancer leur propre balls avec leurs propres règles. La naissance de la première compétition noire organisée en 1962 est aussi la preuve de la volonté toujours plus prégnante des queers de couleurs d’affirmer leur existence, comme leurs différences, tout en réclamant des espaces qui leur soient propres.

C’est à la même époque que la communauté LGBT+ noire et latina va se structurer autour du voguing en lançant le système des house. Ce sont des espaces autogérés organisés comme de véritables familles de substitution qui agissent comme des centres d’accueil et de solidarité pour une communauté subissant une forte marginalisation de la part des hétérosexuels, comme du milieu homo blanc. Ces houses qui reprennent ironiquement le nom des grandes maisons de couture (House of Chanel, House of St.Laurent, House of Christian) et tenues d’une main de fer par une « mother  » ou un « father  », deviennent le refuge de centaines de kids (homos, travestis, trans et même quelques hétérosexuel.les). Des jeunes queers, le plus souvent chassés à cause de leur genre ou de leur sexualité, par leur propre famille et qui trouvent dans ces familles recomposées, une alternative à la prostitution, la drogue, la discrimination et la pauvreté. Des espaces safe qui sont aussi une réponse à la violence des gangs qui gangrènent la ville, aux forces de police qui traquent sans relâche les homosexuels mais, également, une alternative aux discriminations venant des homosexuels blancs et bourgeois.

C’est entre les années 60 et 80, dans un contexte d’intense libération sexuelle, d’hédonisme acharné et de musique disco s’échappant des ghetto blasters à chaque coin de rue, de revendications des droits LGBTQ suite aux émeutes de Stonewall de 1969, de lutte acharnée pour les droits des afro-américains, que le phénomène des balls et du voguing va progressivement se structurer avec ses houses et ses balls, ses règles et ses catégories, ses tenues fabuleuses et ses déhanchés surréalistes, ses rivalités et ses prix. Comme la danse en elle-même va, au cours des années, évoluer en différentes catégories (Female Figure, Male Figure, Old Way, New Way, Vogue Fem) comme en de nombreuses techniques (le duckwalk qui consiste à danser accroupi, le catwalk inspiré de la manière de défiler de la mode, les dips en forme de chutes en arrière spectaculaires…) La force du voguing étant de rester ouvert à tous et à toutes, aux hommes comme aux femmes, aux cis comme aux trans, aux gays comme aux straights, aux minces comme aux gros ; chacun et chacune pouvant concourir dans une des nombreuses catégories précitées. À la fin des 80’s et aux débuts des 90’s, alors que le mouvement sort enfin de l’underground avec le documentaire culte «Paris Is Burning » de Jennie Livingstone, le travail photographique incroyable de la française Chantal Regnault, les morceaux de Junior Vasquez sous son pseudo Ellis-D ou le tube «  Deep In Vogue  » de Malcolm Mclaren (le producteur des Sex Pistols qui a tout de suite compris le potentiel du phénomène), qu’il est relayé par des magazines branchés comme l’anglais The Face ou le français Actuel, le voguing subit de plein fouet l’épidémie de sida qui va décimer une grande partie de ses membres. Brisant d’emblée la dynamique de cette zone d’autonomie queer, politique et sociale au-delà de la danse pure, et qui marque les bases du militantisme intersectionnel concernant les personnes vivant plusieurs exclusions liées à la race, la classe, la sexualité et le genre.

 

C’est dans les années 2010 que le voguing va reprendre du poil de la bête et recommencer à faire parler de lui. Lady Gaga et Beyoncé dans le clip de « Telephone  » ou Beth Ditto (des Gossips) avec «I Wrote the Book ») lui rendent hommage, Azealia Banks le cite comme une inspiration majeure et Léiomy Mizrahi, nouvelle icône du voguing, conseille Britney Spears ou Willow Smith pour leurs chorés. À Paris, même effervescence autour du genre. Pour Lasseindra Ninja, jeune transgenre venue de Guyane, c’est la révélation. Comme elle le déclarait au magazine Grazia en 2013 : « j’ai rencontré le voguing en 1998, à treize ans, à New York au Club House dans Harlem. J’ai adoré toutes ces trans absolument démentes. En 2005, j’ai décidé de m’y mettre, j’ai commencé à me renseigner sur le mouvement et j’ai compris qu’entre le voguing tel qu’on le connaissait dans les années 80 et celui d’aujourd’hui, beaucoup de choses ont changé, c’est plus complexe et acrobatique. Du coup, avec le danseur Alex Mugler, on a décidé de monter des balls en France et de fédérer une communauté autour : on était cinq au départ, aujourd’hui on est largement plus de cent.  » Ballrooms organisés à la Gaîté Lyrique, au Carreau du Temple, à la Villette ou lors des soirées Mona à la Java, défilés fashion avec des voguers, documentaires dédiés, séries télévisées sur cet univers fascinant, cours de danse pour ceux et celles qui veulent se lancer : depuis une dizaine d’années, le voguing est sorti de l’underground pour pénétrer la culture populaire. Notamment lors de l’édition 2018 de la fête de la musique où le DJ, producteur et danseur Kiddy Smile, avec un t-shirt où est inscrit «  fils d’immigré, noir et pédé  », déboule avec toute sa bande de voguers à l’Elysée mettant les réacs en PLS et provoquant l’effervescence sur les réseaux sociaux. Un acte politique et activiste que Kiddy Smile revendiquait haut et fort : « je crois fermement au high jacking du pouvoir en place de l’intérieur et à la création du discours là où il n’y en a plus ou pas : cette invitation à mixer dans la demeure temporaire de Macron se présente à moi comme une opportunité de pouvoir faire passer mes messages: moi fils d’immigrés noir pédé va pouvoir aller au cœur du système et provoquer du discours de par ma présence...» Aujourd’hui au cœur de la culture mainstream, avec son lot de stars comme Kiddy Smile, Vinii Revlon, Lasseindra Ninja ou Matyous Ladurée, intégré dans la pub, la mode, le cinéma et la danse contemporaine, le voguing, malgré tous ses changements, reste fidèle à sa philosophie d’origine tout en écartant toute récupération mercantile qui pourrait précipiter la chute du mouvement. Comme le déclarait Lasseindra Ninja, militante forcenée avant d’être danseuse : «La ballroom est une culture noire. L’histoire des Noirs a sans cesse été volée et réécrite. Mais heureusement, nous sommes très résilients. Attention à ne pas être récupérés, car il y a une revendication politique forte dans la scène ballroom, qui se dresse contre le racisme, la discrimination et le sexisme.»

Photos: Xavier Héraud

 

Pour en savoir plus…

Le documentaire culte sur la scène voguing new yorkaise des années 90. Un bijou précieux à regarder et facilement trouvable sur Youtube.

Chantal Régnault : « Voguing and the House Ballroom Scene of New York City 1989-92  » 

Le livre, signé de la photographe française Chantal Régnault, absolument indispensable.

 Gabrielle Culand : « Paris Is Voguing  » (2017)

Le docu essentiel sur l’explosion de la scène vogue française dans les années 2000.

 Kiddy Smile : « One Trick Pony  » (2018)

Le disque, rempli à ras bord de tubes house, parfait pour apprendre les rudiments du voguing par une des figures françaises du mouvement.

 Ryan Murphy : « Pose  » (2018) 

Trois saisons déjà pour cette série drôle et émouvante qui suit les aventures d’une bande de voguers entre compétitions féroces, rivalités, histoires d’amour et épidémie de sida.

 BenyCanal : « Familiar  » (2022) 

Toute la scène vogue parisienne (mais aussi étrangère) photographiée par le grand habitué des balls, BenyCanal, et réunie sous la forme d’un petit fanzine qui tient dans la main.

 

Expo « Welcome to the Ball » par Xavier Héraud à Tours du 10/01 au 02/02/2023, Bibliothèque Centrale de Tours, 2 bis, av. André Malraux.


 

 

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